Ulysse

Volga hume le sol, écoute le vent et interroge les arbres. Il y a seulement quelques jours, elle ignorait tout de la brume qui s'enroule comme un reptile autour du pied des chênes. Il y a seulement quelques jours, elle ignorait tout du royaume d'Ulysse, de la forêt de mon père ; elle ne connaissait que les odeurs rances des races mêlées de peur et de terre, les cages alignées, les aboiements continus, les barreaux et les babines, la bave et les dents, les longes et les mousquetons. Il y a seulement quelques jours, j'ai eu mal au ventre dès notre arrivée à la fourrière. Une fois orphelins, les animaux enfants redeviennent des animaux matière. Les chiens sont des enfants que l'on achète, que l'on abandonne, que l'on remplace, comme si c'était la présence d'un autre qui comptait plutôt que les chiens eux-mêmes, comme si avoir un nouveau chien était le remède immédiat à la perte du chien précédent, comme si on faisait le deuil d'un amour en entamant le suivant, comme si ce n'était pas Ulysse mais l’idée de l'amour du chien qu'on aimait, comme si la fonction ou la place supplantaient la forme ou le corps, comme si on n’avait pas pris le temps de pleurer Ulysse, puisqu’il est inutile de pleurer une idée, puisqu'on ne pleure que les corps.

Il y a seulement quelques jours, Ulysse ne parvient plus à se lever, alourdi par une gigantesque poche ventrale. Au petit matin, sur la route en direction de la clinique, il lève une oreille quand il sent l'odeur d'un chien à travers la vitre du coffre : une étincelle de vie, de vigilance, de lien à son espèce. Mon père l'allonge sur la table du vétérinaire et chuchote à son immense oreille. Tu es grand et fort. Tu as le droit de te reposer. Endors-toi maintenant. Le corps du chien se relâche, urine ; tout se déverse, quelque chose s’en va. On reste assis un moment dans la voiture à égrener les photographies de ce chien magnifique. Le doigt de mon père tremble sur l'écran du téléphone. Comment toucher l'image d'un corps absent ? De retour au village, on marche jusqu’à l'ancien royaume d'Ulysse, où coule l’eau claire d’un affluent. On se baigne dans le trou d'eau glacé. On essaie de profiter de notre vie ensemble. On pousse ensuite en silence la porte de la maison. On supprime tous les indices sur les tapis de la chambre. L'espace du quotidien de mon père, de sa préoccupation, l'espace de la maison, l'espace du village, l'espace de la planète paraît soudain entièrement dégagé, car Ulysse était énorme et perdait beaucoup de poils. Aujourd'hui, lorsque je regarde la forêt, je ne vois toujours que sa fourrure. Sa présence est partout entre les arbres.

Il y a seulement quelques jours, lorsque mon père m'annonce la mort d'Ulysse, sa voix est exactement la même que lorsqu'il m'annonce la mort de Charly, il y a huit ans, et la mort de Gaspard, il y a vingt-deux ans. C'est une voix rare et unique. Les chiens défunts de mon père sont comme des perles assemblées par le fil de l’espèce. Le fil de l’espèce s’enroule dans la voix de mon père lorsqu’une nouvelle perle vient percuter les autres. Mes souvenirs de ces chiens sont comme des fragments rassemblés par la voix brisée de mon père. Les chiens de mon père sont tous différents, mais font le même son lorsqu’ils meurent en lui : le son du Chien. Il y a quelque chose d’à la fois réducteur et superbe dans ce son monolithique. Tous les chiens ont un museau de chien, des oreilles de chien, des pattes de chien, une langue de chien. Tous les chiens aboient. Tous les chiens de mon père aiment mon père en tant qu’il est lui-même, avec sa voix, ses yeux, ses habitudes, sont attachés par mon père à l’aide de la même laisse, dorment contre mon père dans le même lit, marchent avec mon père dans la même forêt, imitent la même nervosité de mon père. Il est à parier que les chiens de mon père se rencontrent et se côtoient à travers lui, non seulement à travers sa mémoire mais aussi à travers son corps, que sa mémoire charnelle des chiens perdus informe le chien retrouvé.

Aujourd'hui, Volga sent l'odeur d'Ulysse. L’odorat des chiens est tel qu’ils peuvent sentir le passé, les choses disparues. Le lien d’un chien aux autres chiens est un souvenir qu’ils sentent plus que tout. Volga sent Ulysse partout : dans le coffre de la voiture, sur les pierres de l’escalier du perron, sur les tomettes de terre cuite du salon, sur les tapis persans de la chambre, dans les draps du lit de mon père, sur le cuir du collier de la laisse, dans la main de mon père, sur le goudron de la route qui mène à la forêt, partout dans la forêt, sur les épines de pin, sur les corolles des champignons, sur les litières d’humus, sur les mousses endormies, dans les herbes hautes, contre l’aubier des grands arbres, dans le vent du début d’hiver. Peut-être se dit-elle : quelle est cette odeur de chien perdu qui imprègne encore ma maison, mon maître, ma forêt ? Peut-être sent-elle un corps semblable au sien qui n’est pas le sien et qui a occupé exactement la même place que le sien. Peut-être sent-elle qu’elle succède à un autre. Peut-être sent-elle qu'elle se colle à un chien précédent quand elle se colle à mon père.

Comprenez que les lieux parcourus par le corps de mon père et que le corps de mon père lui-même sont saturés par les corps des chiens perdus qui, à l'instar de tous les fantômes, ont une odeur — or, comme on sait, les chiens fantômes sentent fort et les chiens vivants ont un très bon odorat. Les humains ne parlent ni avec les chiens ni avec les fantômes, mais l’odeur d’Ulysse imprègne encore le monde pour le museau de Volga, malgré tous nos efforts afin de supprimer les indices. Les chiens sont des enquêteurs nés qui créent des fils avec les traces. Les chiens ont un meilleur flair que les amants et ne jalousent pas les anciennes relations. Ils éprouvent de la curiosité pour le cortège canin qu'ils couronnent. Ils comprennent sans effort qu'une place semblable peut être occupée par des corps différents et qu'il s'agit là de l'histoire ordinaire des rencontres. Peut-être que Volga connaît Ulysse, qui lui-même connaissait Charly, qui lui-même connaissait Gaspard. Peut-être que Volga les connaît tous les trois. Peut-être qu’ils se connaissent tous. Peut-être jouent-ils ensemble dans la forêt, peut-être sont-ils amis, ces chiens solitaires et méfiants comme mon père, ces chiens qui, comme tous les chiens humains, ne peuvent librement côtoyer les membres de leur espèce d’origine.

Ulysse s’en va, et ce départ exceptionnel d’un chien unique est aussi l’inlassable répétition d’une très vieille perte. Ainsi, mon père doit chaque fois recoudre sous une nouvelle forme le même membre amputé. Le bruit de la perte est identique, tout comme les aiguilles et la trame, mais vient un nouveau chien pour remplacer le précédent. Pourtant, ce nouveau chien est encore un peu le même, c’est-à-dire un prolongement du corps des autres chiens à travers le corps de mon père. Comprenez que ce dernier commet parfois l'erreur d'appeler Volga Ulysse. Cette alliance infinie entre mon père et ses chiens n’a pas besoin d’être visible pour embaumer l’espace. Ne pensez pas qu’il s’agit là de grands mots mystiques brodés dans le vide du ciel ; il s’agit au contraire de petites cellules odorantes épinglées dans la matière du monde. Il y a seulement quelques jours, Volga ignorait tout de la lumière qui s'élève doucement derrière Rochecourbe ; lorsque je vois son ombre horizontale prolonger l'ombre verticale de mon père, c'est le temps qui s'agglutine.

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