Yorda

Je suis un petit garçon de neuf ans transporté au milieu d'une forêt par des cavaliers dont on ne voit pas le visage. Après avoir trotté sans bruit sous les frondaisons, nous finissons par découvrir les remparts d'une immense citadelle, construite sur le flanc d’une falaise au bord de la mer. Le tumulte des flots se mêle au ramage des oiseaux et au silence des ruines. Les cavaliers deviennent nochers et assoient mon corps chétif dans une barque, puis nous contournons l'édifice jusqu'à parvenir devant une porte située au pied des contreforts, couverte d'algues et de coquilles, cachée parmi les roches hérissées.

Mes geôliers m'emmènent alors dans une vaste salle où se dressent des dizaines de sarcophages ornés de lettres d'or. Mes pas de petit garçon et ceux des armures résonnent, puis l’on m’enferme vivant dans l’un d'entre eux. Heureusement, quelques instants plus tard, après que les gardiens sont partis, mon sarcophage se désencastre du mur, bascule puis s'ouvre en tombant avec fracas sur le sol. C’est à partir de là que je peux véritablement contrôler mon corps, animer mon image, prendre en main mon récit.

Mes mouvements se révèlent amples et confus, car je n'avais encore jamais pu bouger par moi-même, car je suis un enfant aux longs membres souples, plein de vitalité étourdie, dans l’immensité d’un labyrinthe rempli de pièges et de secrets. Par les meurtrières s'infiltrent quelques lianes ainsi que de minces faisceaux de poudre aveuglante et bruineuse. À l’obscurité froide des pierres se mêlent la sensualité verte des plantes, la chaleur pâle du jour et le vrombissement des eaux. La perspective de la liberté ressemble ainsi à un rêve blanc muni de doigts sylvestres et pourvu d’une voix sourde.

Quel est cet endroit ? Un gigantesque tombeau abandonné entre les arbres et les vagues et gardé par des ombres ? Tout indique une fin de continent, un exil sans mémoire et le mystère d’une justice trop grande pour soi. Tout m'incite à penser qu'il s'agit de la forteresse où sont condamnés les enfants porteurs de malédictions, tel que le livret me l’a appris : lorsqu'une aberration s'échappe du ventre d'une mère, les croyances imposent à la famille d'enfermer la progéniture pour l'éternité, afin que les dieux de la sécheresse et de la famine épargnent le village. En vérité, la famille se sauve des regards, car lorsque les corps d'une communauté se confondent, tous les corps deviennent honteux. Ainsi, les cavaliers n'ont pas de visage.

En commençant mon exploration de l’une des salles voisines, j’aperçois une grande cage suspendue au plafond et, enfermée à l’intérieur, une jeune fille gracile et luminescente, vaporeuse et triste, étrangère à tout. Je parviens à la délivrer et ressens aussitôt qu'elle sera ma partenaire pour toute l’aventure, que je n’apprendrai jamais rien d’elle et que nous ne réussirons jamais véritablement à communiquer, puisqu'elle chuchote lors de rares épisodes une langue mélodieuse et inconnue. Elle paraît intensément différente de moi et différente comme moi, fragile d’une manière trouble, habitée par un lyrisme puissant qui, à l'évidence, justifie son emprisonnement (elle est capable d'ouvrir des portails et les oiseaux se posent dans sa main). Son altérité scintille comme un chant et je parviens à recueillir son prénom : Yorda.

Durant des heures et des heures, j'affronte les chimères et les gardiens et cours dans les salles du trône oubliées, dans le silence sépulcral et pulsatile des couloirs, sous les arches envahies par le lierre, sur les pont-levis et les belvédères surplombant le monde ligneux et marin, au sommet des remparts nimbés de brume claire, tout en tenant la main de Yorda, tout en essayant de la protéger sans jamais rien comprendre, jusqu'à ce que papa ouvre doucement la porte du salon et m'annonce qu'il a fait piquer Gaspard. De grosses larmes tombent toutes seules de mes yeux, mais je ne dis rien et continue de progresser à l'intérieur de la citadelle en compagnie de cette jeune fille que je ne connais pas.

Le soir venu, il pleut des cordes et je quitte l'écran de jeu, car papa enterre notre chien au fond du jardin, à quelques mètres de la rivière dans laquelle ont été jetées les cendres de mémé. Je comprends que le rapport au temps est différent lorsqu'on dispose d'un jardin riverain : on peut voir pousser les cèdres, inhumer ou noyer sa famille. Je comprends que l'écorce et l'écume sont nouées à mes souvenirs par une très vieille alliance. Je me rends compte aujourd'hui que ma maison d'enfance, elle aussi, est un tombeau abandonné entre les arbres et le courant et gardé par les ombres, duquel j'essaie de m'évader en tenant la main d'une autre.