Pas trop fort
Je sais
Croyance
C'est le soir, je ferme les yeux trente secondes et fais semblant que toute une nuit est passée, je contracte le temps sous mes paupières et déclare à Lilou qu'on est déjà le matin, alors j'ouvre grand mes bras, j'arque le bas de mon dos, je tends ma poitrine vers l'extérieur du lit, j'étire mon personnage et vais, comme chaque matin, préparer le petit déjeuner dans la cuisine, région de fumée et de mélange, d'herbes et de gestes, d’outils et d’odeurs, où les robots côtoient les céréales et les fruits ; alors je mime le matin, la musique du matin, deviens le chef de chœur endormi de la chorale de la cuisine : tintement de la casserole qui percute ses congénères malgré mes précautions lorsque je la sors du placard, peuple de bulles qui remontent grâce à la couronne de flammes bleues fouettant le métal, gargouillis de l'eau qui frémit, froufrou du filtre à café, ronflement de la machine quand son œil devient rouge, respiration lumineuse du frigo quand ses lèvres se décollent, rencontre pudique des planètes ovales après que la cuillère les a fait plonger doucement sous la surface, tout ça avec un pouvoir de seigneur somnolent qui fait crépiter le matin, qui fait parvenir le matin à Lilou, tandis qu'elle parcourt encore sous ses paupières le silence textile de la chambre — c’est précisément cet animisme de la maison dont je me sers pour l'amour et qui me permet de sentir une rondeur dans mon ventre, plus vieille que la logique, antérieure à la sexualité.
Ulysse
Vitre
Mes repas et mes enterrements ressemblent à de froides séparations. Mes rituels tissent une parure sur l'échine des bêtes. Je ferme les yeux devant le gibier et je me tais à l'église. Je ne veux pas voir le sang ni entendre ma voix. J'efface leur âme puis tranche leur matière. Je déglutis ma honte puis crache mon costume. J'évite la violence comme on couvre un miroir. Après avoir consommé la chair des autres, je lave à grande eau mon émotion rouge. Je passe l'éponge sur la nappe, le plumeau sur le suaire.
Le volley
Papa semble vivre dans un grand rêve. Il rencontre maman dans un club parisien en tant qu’entraîneur de l’équipe féminine. Elle remarque les filles autour de lui et jalouse France Gall dont il est amoureux. À cette époque, je ne saurais dire si papa sait prendre soin de maman, s'il comprend son intelligence et ses désirs, ou s’il s’intéresse seulement au volley, si elle appartient en vérité au grand rêve qu'il parcourt sans être vraiment là, les pieds dans l’écume.
Je ne connais presque rien
de l'enfance de papa. Je parviens seulement à voler quelques-uns de ses
souvenirs au bord de la rivière après qu'il a un peu trop bu. J'imagine
les bouteilles de mémé qu'il cache sous son lit et le grenier dans
lequel il se réfugie pour éviter un grand-père dont j'ignore le nom. Une
fois adulte, la main gauche de papa tremble encore au moment d'écrire.
Je crois qu'il aurait voulu faire des études pour se sentir légitime à
penser, à discuter. Je crois que son corps de volleyeur lui permet
d'exister en dehors du langage, de la famille et de l'école.
Papa se souvient de manière vaporeuse et n’écoute pas toujours lorsqu’on lui parle. Il se souvient de certains événements mais pas du tout de ses états d'âme. À l'entendre, on dirait qu'il commence à développer une vie intérieure seulement lorsque ses enfants naissent.
Il nous
apprend à jouer au volley lorsque Camille et moi sommes petits. Il nous
lance la balle — cette belle balle jaune et bleue, légère et ferme,
duveteuse comme une pêche. Il m'apprend les gestes et je suis plutôt
adroit. Je ressens beaucoup de plaisir à renvoyer ses attaques des
heures durant : la balle qui monte en arc de cercle, le bruit parfait de
sa paume qui claque en l'air, mes genoux qui tombent dans la peinture
de l'herbe, mes avant-bras rougis par le choc. Plus tard, lorsque
j'échoue à déployer mon véritable niveau lors des compétitions,
j’entends la colère se débattre à l'intérieur de papa. On dirait qu'il
souffre sur le terrain à ma place. Une autre part de lui me dit d’aimer
les perdants. À quinze ans, j’abandonne définitivement le milieu du
sport, et personne ne me retient.
Papa continue le volley mais sa frustration grandit peu à peu. Dans le petit gymnase de notre petite ville de campagne, il trouve ses partenaires trop mauvais pour lui, trop peu investis à l'égard de ses souvenirs. Il apprend surtout la frustration de lui-même, la menace terrible et profonde de ne plus être aussi fort qu'avant. Il ne peut plus jouer des heures et des heures, boire toute la nuit puis jouer à nouveau le lendemain, parcouru par cette sorte de sève magique et infinie, tombée du ciel jusque dans les veines. La passion de papa pour le volley lui fait découvrir la vieillesse, éteint son mythe de résistance. Il se rompt le tendon d'Achille. On lui diagnostique un peu de diabète. Son corps ne lui correspond plus, alors il déserte les gymnases.
Papa ressemble
parfois à un corps sans conscience en errance électrique, parfois à un
corps songeur au milieu de la brume. Je sais qu'il peut multiplier les
mouvements ou plonger au fond de lui avec le même regard lointain. Je
connais toutes les formes de son agitation, toutes les nuances de son
absence au monde, et n'envisage pas de remède. Je sais qu'il m'a
transmis des mains tremblantes et un besoin anxieux de sentir mes
muscles.
Lorsque nous sommes allés courir deux fois ensemble l'année dernière, sur la corniche de Marseille, baignés dans la lumière du Sud, je ne me suis pas retenu de progresser loin devant lui, je n'ai pas attendu sa mémoire. Depuis quelques semaines il court vingt kilomètres tous les matins, tellement plein de pensées qu'il ne peut les retenir, animé par une sorte d'obsession du temps.
IRM
Janis Joplin
Je me souviens de son univers comme si j'étais le personnage d'une de ses histoires. En les lisant, j'effleure la marque laissée en elle par les déménagements successifs, les nuits musiciennes et les disputes en bord de mer.
Elle se dépeignait comme une écolière garçon manqué tout le temps amoureuse. Elle s'écorchait sans cesse les genoux sur le goudron de la cour. Elle s'entichait invariablement des derniers de classe et il m'a semblé qu'à l'âge adulte perdurait en elle une forme d'attirance maternelle et aventurière pour les hommes qui ne cochaient pas les cases.
Ses récits évoquaient des pères soûls et beaux comme des diables, des jeunes filles accouchant seules au milieu du désert, des violences dans le bazar d'une maison, des gamins qui courent au milieu de champs pelés, des envies de chambre au bout du monde.
Elle aimait les grands bruns ténébreux, les échalas aux yeux corbeau, ceux tout droit sortis d'un livre de Faulkner ou d'un film de Dumont que l'on croise frappés de sécheresse sur une bande d'arrêt d'urgence. Elle aimait son mari et elle détestait entendre sa voix commenter les informations de la radio au réveil. Elle aimait la solitude le matin, le bruit des oiseaux, le jardin de bambous à travers la véranda. Elle aurait voulu pouvoir continuer de fumer, pour le geste, la contenance, le charisme d'une reine sauvage. On aurait pu planter des poignards dans son turban et accompagner son sourire d'un vent des steppes. Elle m'a confié plusieurs fois en riant qu'elle ressemblait à Janis Joplin étant jeune.
Je me souviens des feux gigantesques dans les champs, autour desquels on dansait. Je comprenais dans ces moments combien la bohème de son clan était faite d'éruptions, de rancoeurs et de silences. Lors des grandes fêtes nocturnes, aux abords de la maison de ses parents, déjà elle ne dansait plus ; elle restait dans son hamac royal et on venait la voir, lui parler, la divertir, butiner entre les nôtres ses paumes et sa lumière.
Son recueil est paru quelques semaines avant son départ. Je me suis souvenu qu'elle veillait sa mère en buvant du café et du rosé. Je me suis souvenu de son goût semblable au mien pour les maisons et les forêts. Je me suis souvenu qu'elle disait avoir besoin comme moi de faire se rencontrer entre elles les personnes qu'elle aimait. Je me suis souvenu qu'elle souhaitait comme moi que tout le monde rencontre sa famille.
Les derniers temps les médicaments la rendaient terriblement vaporeuse et gaie. La chimiothérapie et la morphine la transportaient dans un monde de béatitude qui nous faisait pleurer quand il la faisait rire. Elle continuait parfois de dessiner ses femmes fumeuses maigres et mauves, évanescentes et cernées.
Il était dix heures du matin un jour d'octobre lorsque j'ai appris qu'elle était partie. La baie vitrée de ma maison en banlieue nord accueillait la pluie claire et les rayons du soleil. Je suis allé finir mon café et ma cigarette dehors. En me levant j'ai eu conscience de tous mes gestes, ils se sont décomposés.
Mimoza
Je crois que tu aimes venir
à l'école. Il fait plus chaud que dans la tente et, si c'est possible,
on te fait prendre une douche et manger des croissants avant de
commencer les cours. Ensuite tu essaies de calculer avec Mathieu, de
lire avec Nolwenn (je vois un petit halo de concentration t'entourer).
Toutes
les filles de la classe touchent tes cheveux, te prennent la main, te
chuchotent à l'oreille, et dans ces moments tu souris de manière un peu
douloureuse. Je crois que tu reconnais l'enfance des autres élèves, la
féminité complice des autres filles, mais tu ne peux pas baisser ta
garde, dévier ton énergie, adoucir ton combat. Je sens chez toi une
détermination qui me rassure et me terrifie. J'essaie à mon échelle
confortable de m'en inspirer.
Il me semble que l'école est un lieu de repos pour toi mais surtout une étape de ton voyage à travers laquelle tu penses accomplir une mission très sérieuse. Tes progrès en français sont remarquables et tes parents, eux, n'en parlent pas un mot. Quand je les reçois c'est toi qui nous permet de nous comprendre, qui fais l'intermédiaire, et souvent c'est pareil dans la rue, à la boulangerie, à la sécurité sociale, tu prends place au milieu avec ta petite taille.
Tu as dix ans, les joues rondes et la peau hâlée. Tes pupilles fusain deviennent parfois vitreuses à cause de la fatigue et des maladies, mais ton regard n'est jamais rude. Tu esquisses un refus quand je te propose un matelas pour t'allonger mais la nausée qui ronge ton ventre t'oblige à accepter.
Chaque après-midi je vais chercher une horloge et t'amène hors de la classe. On s'assoit par terre dans le couloir et je t'apprends à lire l'heure. En vérité cet exercice scolaire n'est qu'un prétexte à notre échange humain. En même temps que tes petits doigts tournent les aiguilles, ton accent timide de Rom albanaise dépeint ton univers et j'en imagine les couleurs.
Papa
se lève à six heures et on ne sait pas trop ce qu'il va faire, seul dans
la ville éteinte (parfois il ne revient pas avant plusieurs jours).
Maman se lève plus tard, vers sept heures, le vent est toujours un peu
froid, même pour elle et son gros ventre (tu fronces les sourcils en
bombant le tien). Tu m'évoques l'alcool et les bagarres, les danses
autour du feu, les policiers méchants.
Lorsque je t'explique que pour
certains croyants il existe plusieurs dieux, tu rigoles et me dis «
Mais non mais non » avec l'air de m'apprendre quelque chose.
Tu
n'aimes pas l'ami de papa avec sa bouteille et son couteau. Ton petit
frère risque de mourir d'une grave maladie. A l'école beaucoup de
copines ne vivent pas dans la rue et tu n'aimes pas en parler, sur ton
visage je lis des émotions complexes qui peuvent ressembler à celles
qu'on range derrière le
mot « honte ».
On parle de se coucher sans
maman, à la nuit noire. Montre-moi sur l'horloge quelle heure il est à
la nuit noire. On dit que c'est mieux de se coucher avec elle.
Et
surtout, si on a le temps, on parle de grand-mère qui habite en Albanie,
de son grand terrain plein de caravanes, de balançoires et d'herbes
hautes. Est-ce qu'elle est gentille ? Oui très gentille. Et tu m'as dit
qu'elle avait un chien, est-ce qu'il est mignon ? Ah oui très mignon, on
peut lui caresser la tête, courir à côté. Tu aimerais avoir le chien
avec toi le soir, tu aimerais vivre chez ta grand-mère.
La
perspective de la fête de fin d'année t'émerveille : tous les enfants,
les parents, les professeurs réunis dans la cour autour de grandes
tables garnies de boissons et de nourriture. Tu me dis que pour
l'occasion ta mère prépare un gros gâteau albanais et que tu aimerais
que je sois là. Mais moi j'évite le plus possible les événements
collectifs, surtout dans le cadre professionnel, je ne peux pas vraiment
t'expliquer pourquoi. En début de soirée j'hésite longuement puis je
décide de ne pas venir ; je ne sais pas si ça t'a rendue triste.
Le dernier jour j'allume l'écran de l'ordinateur et je clique sur Google Street View : On va regarder l'Albanie tous les deux, on va essayer de trouver la maison de ta grand-mère. Tes yeux s'agrandissent mais tu restes muette. D'abord l'espace de l'Europe, les frontières, les pays aplatis. Tu ne crois pas la carte lorsque tu remarques que la France est plus grande que l'Albanie. Puis tu me lis le nom des villes, puis on part visiter la tienne. On marche dans les rues, tu n'en reviens pas, je sens que ça te perturbe profondément de voir ton territoire lointain sur cette machine de l'école. Tu reconnais des immeubles abîmés, des cours grises, tes paupières papillonnent et ta main déplace la souris lentement. Puis brusquement ton corps amorce un mouvement de recul et je vois pour la première fois tes yeux pleurer. J'essaie d'observer ma respiration pour ne pas que mon coeur se brise.
On s'en va d'Albanie ? S'il te plaît.
Je ferme vite la page.
Mimoza, tu es la petite fille la plus courageuse que je connaisse. C'est déjà incroyable de porter un prénom pareil, et il te va à ravir. Je me souviens de tes longs cheveux noirs, soyeux et sauvages, et du jour où tu les as coiffés d'un diadème.
Avoir
Avoir un petit jardin, ce n'est pas s'approprier une nature
ingouvernable dans une sorte de sentimentalisme d'empereur, ce n'est pas
prendre soin d'une proie fétiche dans une forme de rachat de la dette.
Il s'agit en fait de projeter l’intime, de délivrer l'extérieur du mythe
de la sauvagerie.
J'aime mieux la berceuse d'une vieille dame
qui boit le thé dans son jardin en regardant la manière dont les fleurs
se groupent que la sueur du jeune aventurier en train de se débattre
dans les viscères d'une jungle. La première est touchée par le fruit et
l'organisation de sa propre douceur (c'est bien la sienne), quand le
second pénètre une violence dont il n'a pas l'usage.
En croyant
éviter la naïveté et le confort bourgeois, certains font du monde un
miroir viril. D'autres voyagent avec politesse, familiers de l'invasion,
munis d'une curiosité qui ne déborde pas. J'aime les émotions clôturées
et me méfie des orgueils nomades.
Laissez-moi découper un
périmètre sous la plante de mes pieds et je vous laisse la fièvre à
l'idée que le lointain n'appartient à personne. Je préfère le calme
profond au désir brûlant et le lien ordinaire au vaste vertige. J'aime
tresser des alliances avec les formes et les couleurs, au lieu de
conquérir partout mon reflet. J'aime le fait que rien n'ait jamais été
vierge.
Le jardin est un observatoire du changement et je refuse
de lire en étranger le passage des cycles sur le corps des choses.
Quelques jours seulement et les griottes tombent déjà des branches.
Tomates et basilics perdurent jusqu'en novembre. La huppe fasciée vient
nicher plus tôt que prévu au creux du cèdre. La joubarbe protège le toit
de la foudre et convertit le carbone dans la fraîcheur de la nuit. La
sève ne circule presque plus dans l'aubier de maman, mais l'herbe bleue
réchauffe les fleuves sur ses mains.
J’aime les petits jardins, et non les forêts royales, dans lesquels germine un sentiment privé.
Média
Il est tout à fait impossible de rencontrer un être de ce type — un être d'aucune catégorie, en attente de qualification, là sans être là, dont la peau de lumière grésille. Pourtant, j'ai la charge d'écrire les moindres nuances de l'histoire qu'il est en train de raconter. Je ne peux donc pas connaître le timbre de sa voix, la forme de son menton et la couleur de sa pupille, mais je suis plongé au cœur de sa parole que je retrace puis enregistre dans l'arborescence infinie des dossiers.
C'est un berger originaire d'un village perdu au fin fond des montagnes du Soudan. Je ne maîtrise pas l'arabe, mais dispose sur un logiciel de plusieurs canaux qui me permettent d'entendre les interprètes en anglais, en français ou en allemand. En fait, sa langue n'est pas sa langue. Sur un autre logiciel, je note chaque terme employé, ainsi que tous les balbutiements, jusqu'aux hésitations les plus anodines.
À l'automne de ses 17 ans, les cavaliers de la milice menée par Ali Yûsuf arrivent par l'ouest, brûlent son village, violent les femmes, fouettent ses voisins et exécutent ses amis. Mais en est-il bien certain ? L'avocat de la Défense demande des détails infimes sur des faits qui remontent à près de vingt ans. En fait, sa mémoire n'est pas sa mémoire. Il parvient à fuir aux côtés de sa grand-mère aveugle, mais elle meurt durant la nuit d'un AVC, alors que tous deux se réfugient dans le creux d'une vallée.
Le témoin doit prendre une pause et sortir du prétoire, car il sanglote. La greffière conduit poliment hors de l'écran cet amas de cristaux liquides en train de pleurer son ancêtre. Il est difficile de transcrire le sanglot d'un robot ou d'une image. Il ne s'agit pas d'une douleur sèche dont je peux mesurer l'authenticité et l'épaisseur, mais d'une cavité dans laquelle s'engouffre mon imaginaire et qu'il faudra border par des figures afin de ne pas tomber moi-même dedans. En fait, sa douleur n'est pas sa douleur.
Lorsque j’entends le double virtuel d’un être de chair évoquer la perte de sa famille, je ne sais plus quoi penser des frontières et de la lente invention de la compassion. Même la plus grave des réalités peut devenir une esthétique vertueuse. Ma station de contrôle permet de filtrer les âmes et une ombre poursuit sans cesse ma sincérité. Quelle douleur très proche suis-je en train de remplacer ? Comment écouter et écrire une douleur lointaine sans rêver cette douleur lointaine ? Comment faire apparaître les subjectivités perdues ? Je ne peux m'empêcher de fabriquer des mythes à partir des mots d'un autre. Parfois, j'échoue à rester à distance et suis transporté dans l'exotisme d'une sonorité, dans l'intensité d'une tragédie, dans la poésie d'un paysage, sur l'échine d'un pays inconnu, à l'intérieur d'une souffrance que je ne ressens pas.
Derrière les lignes formées par les lettres sur l'écran, je vois d'abord les lignes des routes et des fleuves couchées sur un planisphère, puis je sens la chaleur de la tasse de thé contre les veines des mains de la grand-mère ; puis j'entends le bruit du galop comme une marée qui monte dans sa poitrine ; puis j'entends les détonations et les cris ; puis je les vois tous les deux tracer une ligne de fuite en portant les souvenirs qu'ils peuvent, courir jusqu'au sommet de la montagne qui domine le village, se cacher dans les herbes hautes de l'automne, observer en contrebas la panique des bovins, les flammes gigantesques et les longues colonnes de fumée anthracite ; puis je vois les fusils et les montures, l'écusson brodé sur la selle du grand cheval blanc d'Ali Yûsuf, Colonel des colonels, et les nuques découvertes des habitants agenouillés ; puis je descends dans la vallée, saute par-dessus les cours d'eau, glisse sur les pierres moussues et camoufle le cadavre de la grand-mère sous un tapis de feuilles — il précise ne pas lui fermer les paupières.
Je comprends désormais le lien entre l'image animée et la matière morte, entre le métal des machines et le voile des fantômes. Rien n'est pire que peindre malgré soi l'estampe d'une douleur lointaine. Rien n’est pire que convertir en données le deuil d’une terre réduite en cendres. Je suis assis à mon bureau, entouré de plantes et de livres ; dehors, les peupliers noirs défendent la rivière et, en arrière-plan, la montagne Roche Colombe est ceinturée par les nuages. Certains soirs, à la fin d'une journée passée dans mon salon à transformer les corps en symboles, mes yeux me piquent et je me regarde dans le miroir : mon propre visage devient un lieu d'enquête.
Yorda
Je suis un petit garçon de neuf ans transporté
au milieu d'une forêt par des cavaliers dont on ne voit pas le visage.
Après avoir trotté sans bruit sous les frondaisons, nous finissons par
découvrir les remparts d'une immense citadelle, construite sur le flanc
d’une falaise au bord de la mer. Le tumulte des flots se mêle au ramage
des oiseaux et au silence des ruines. Les cavaliers deviennent nochers
et assoient mon corps chétif dans une barque, puis nous contournons
l'édifice jusqu'à parvenir devant une porte située au pied des
contreforts, couverte d'algues et de coquilles, cachée parmi les roches
hérissées.
Mes mouvements se révèlent amples et confus, car je n'avais encore jamais pu bouger par moi-même, car je suis un enfant aux longs membres souples, plein de vitalité étourdie, dans l’immensité d’un labyrinthe rempli de pièges et de secrets. Par les meurtrières s'infiltrent quelques lianes ainsi que de minces faisceaux de poudre aveuglante et bruineuse. À l’obscurité froide des pierres se mêlent la sensualité verte des plantes, la chaleur pâle du jour et le vrombissement des eaux. La perspective de la liberté ressemble ainsi à un rêve blanc muni de doigts sylvestres et pourvu d’une voix sourde.
Quel est cet endroit ? Un gigantesque tombeau abandonné entre les arbres et les vagues et gardé par des ombres ? Tout indique une fin de continent, un exil sans mémoire et le mystère d’une justice trop grande pour soi. Tout m'incite à penser qu'il s'agit de la forteresse où sont condamnés les enfants porteurs de malédictions, tel que le livret me l’a appris : lorsqu'une aberration s'échappe du ventre d'une mère, les croyances imposent à la famille d'enfermer la progéniture pour l'éternité, afin que les dieux de la sécheresse et de la famine épargnent le village. En vérité, la famille se sauve des regards, car lorsque les corps d'une communauté se confondent, tous les corps deviennent honteux. Ainsi, les cavaliers n'ont pas de visage.
En commençant mon exploration de l’une des salles voisines, j’aperçois une grande cage suspendue au plafond et, enfermée à l’intérieur, une jeune fille gracile et luminescente, vaporeuse et triste, étrangère à tout. Je parviens à la délivrer et ressens aussitôt qu'elle sera ma partenaire pour toute l’aventure, que je n’apprendrai jamais rien d’elle et que nous ne réussirons jamais véritablement à communiquer, puisqu'elle chuchote lors de rares épisodes une langue mélodieuse et inconnue. Elle paraît intensément différente de moi et différente comme moi, fragile d’une manière trouble, habitée par un lyrisme puissant qui, à l'évidence, justifie son emprisonnement (elle est capable d'ouvrir des portails et les oiseaux se posent dans sa main). Son altérité scintille comme un chant et je parviens à recueillir son prénom : Yorda.
Durant des heures et des heures, j'affronte les chimères et les gardiens et cours dans les salles du trône oubliées, dans le silence sépulcral et pulsatile des couloirs, sous les arches envahies par le lierre, sur les pont-levis et les belvédères surplombant le monde ligneux et marin, au sommet des remparts nimbés de brume claire, tout en tenant la main de Yorda, tout en essayant de la protéger sans jamais rien comprendre, jusqu'à ce que papa ouvre doucement la porte du salon et m'annonce qu'il a fait piquer Gaspard. De grosses larmes tombent toutes seules de mes yeux, mais je ne dis rien et continue de progresser à l'intérieur de la citadelle en compagnie de cette jeune fille que je ne connais pas.
Le soir venu, il pleut des cordes et je quitte l'écran de jeu, car papa enterre notre chien au fond du jardin, à quelques mètres de la rivière dans laquelle ont été jetées les cendres de mémé. Je comprends que le rapport au temps est différent lorsqu'on dispose d'un jardin riverain : on peut voir pousser les cèdres, inhumer ou noyer sa famille. Je comprends que l'écorce et l'écume sont nouées à mes souvenirs par une très vieille alliance. Je me rends compte aujourd'hui que ma maison d'enfance, elle aussi, est un tombeau abandonné entre les arbres et le courant et gardé par les ombres, duquel j'essaie de m'évader en tenant la main d'une autre.
Montélimar
Le fil
Limites
Les martinets
La gare de Livron (confluence des fantômes des familles)
J'adore cette gare. Elle est belle, non ? Les yeux de Lilou s'embuent pendant qu'elle regarde à travers la vitre du train les bâtiments fissurés et les fenêtres brisées. C'est une vieille gare grise au milieu de terres arides. Ici, le vent qui feule dans les fourrés est aussi sec que la corne des pieds ; son souffle froisse la flore et fait de chaque chose son instrument. Les humains qui attendent sur le quai deviennent flétris comme des parchemins, épineux et sifflants comme des dragons des sables.
David venait souvent m’y chercher. J'imagine Lilou attendre son père parmi les arbrisseaux de la garrigue, les joues roussies par le vent. J’imagine son père, échalas aux allures d’ange noir, faire la route jusqu’à cette gare avec une voiture de tôle chevrotante. Je l'imagine lui prendre la main et je m'imagine moi, caché derrière un entrepôt sans âge, un peu à l’écart pour les regarder.
Tu sais j'aime les minuscules gares de campagne, plantées depuis toujours au cœur de paysages déserts. La tête de Lilou est ballotée par le rythme des roues sur les rails. Lorsqu’elle évoque David, c’est toujours le même regard qui s’en va par la vitre du train, calmement égaré dans les jours d'avant. Je sais qu’elle pense à la musique qu'il jouait, à sa mère seule, à la petite fille du soleil, aux maladies adultes qui blessent l'enfant resté en nous. J'ai vu ce regard mille fois mais je ne sais toujours pas comment me comporter. Je serre timidement sa main, craignant de pénétrer un espace qui ne m'appartient pas, craignant que ma présence dérange une ombre.
J'aime leur drôle de mémoire. Soudain le soleil tombe et la petite gare devient un point scintillant sur une carte éteinte, un théâtre habillé de lanternes suspendues, un portail où s'emmêlent toutes les lignes de pas. Des silhouettes fuligineuses portent à leurs lèvres mauves de longues cigarettes avec cette sensualité arrogante, nonchalante et vulnérable que l'on acquiert en errant dans la nuit. Je comprends alors que nous sommes de véritables voyageurs et que les wagons glissent vers de nouveaux royaumes.
Je ne sais pas si la chaleur de ma main aide Lilou à surmonter le froid de cette main perdue qui tenait la sienne sur le quai de la gare de Livron. Je ne sais pas s'il existe une zone dans sa chair où son amour pour son père rencontre son amour pour moi. Mais je sais qu'au-delà des terres arides coule notre rivière dont le courant est inverse au trajet du train, notre rivière dans laquelle les cendres de ma grand-mère ont également été jetées, quelques kilomètres en amont. Alors j’ose serrer la main de Lilou un peu plus fort.
L'appartement
Notre appartement ressemble à une sphère.
Ses trois pièces disposées en arc de cercle s'ouvrent sur l'extérieur, s'avancent ainsi vers la rivière à la façon d'une parenthèse allongée, comme si nous étions sur un promontoire permettant de parler aux poissons.
Dans la cuisine, c'est une lumière franche et chaude, méridionale, qui baigne les basilics et la vaisselle.
On s'y sent en vie, en activité, travailleurs paisibles vêtus d'une vieillesse cousue par le café, le gaz et le savon.
Les
plantes sont légion : placées en haut des placards et dans les angles,
elles touchent le plafond, tombent sur le frigo et l'évier.
Qu'il est agréable d'ouvrir les yeux sur une forêt d'habitudes, d'écarter leurs lianes plutôt qu'un rideau de perles.
On y reste souvent pour comploter sous le soleil.
Dans
le salon, la plus grande pièce, c'est une lumière pleine d'équilibre,
de rondeur mais, à partir d'une certaine heure, il s'agit d'allumer une
pierre rouge à côté du miroir et de communier parmi les livres,
d'écouter le bruissement du soir ou de rêver aux arabesques sur les
tapis (le halo de la pierre rouge ressemble à l'haleine du corail).
Nous
y côtoyons un peuple de plantes et j'aime particulièrement le kokedama,
petite planète ovale en terre de ketoh tapissée de mousse et corsetée
par du fil de nylon sur laquelle s'élève une tige aux fleurs rose pâle.
Ses racines commencent à se sentir à l'étroit ; ce sera un crève-cœur de
le rempoter, mais c'est ainsi lorsqu'on fabrique la planète des autres.
Les
plantes les plus grandes penchent leurs feuilles vertes et grasses sur
la table basse et sur les mains qui boivent la tisane ou le vin (je
crois en leur bienveillance).
La chambre semble toujours traversée par un vent frais et une lumière bleue, irréelle, argentique.
Aucun rideau n'est suspendu à sa fenêtre mais j'en vois pourtant un qui ondule légèrement.
Une petite salle d'eau lui est contiguë (on y vient parfumer et peindre ses secrets).
La
fougère qui habite le toit de la garde-robe ressemble à une sorcière
échevelée. Ses pattes velues progressent à l'aveugle. Son envergure est
tendre. C'est un des seuls êtres dont l'expansion me paraît innocente.
En face de l'appartement, à quelques mètres, la rivière d'amande ou de givre s'écoule.
On
entend son courant tout le jour et toute la nuit, comme une bande
magnétique, comme une respiration, même lorsqu'il est doux et que nos
hublots sont fermés.
J'ai toujours connu cette rivière. Elle est
bordée par une zone limoneuse de vignes sauvages et d'espèces amphibies.
Ses eaux me disent lorsque la neige a fondu plus haut dans la vallée.
Lilou veut que je demande à la mairie d'élaguer quelques arbres afin qu'on la voie encore mieux.
J'imagine
parfois que la vague de lumière bleue submergeant notre chambre
provient de l'esprit de la rivière gelée, lequel s'envole en volutes et
pénètre les foyers chaque hiver.
Je n'ai jamais ressenti le besoin de voyager.
Grand Nord
L'autoroute
Après avoir retrouvé la vie dans sa petite chambre des urgences, mon père ne pense qu'à la solitude de son chien.
Mon père et son chien dorment d'un œil, collés l'un à l'autre sur un petit matelas.
Lorsqu'un fils entend les pleurs de son père au cœur mal irrigué « Je suis désolé, c'est juste mon chien... », il perçoit dans ce juste la pudeur des meutes et la honte des familles.