Pas trop fort

L'espace nous écoute et nous mémorise. Les racines, les nuages, la terre rousse, les maisons hantées, les colonies de fourmis, le mystère métallique des usines. Tout nous écoute, on n'y peut rien, c'est comme ça. Il faut vivre au milieu de ce monde immensément attentif. 
 
Tous les êtres vivent dans une veille permanente, se déplacent à grandes foulées, rampent ou dévalent. L'espace n'est pas véritablement distinct d'eux et ils ne sont pas véritablement distincts les uns des autres. Ils partagent des formes et des rites de corps comme la prédation ou la gestation, mais aussi des formes et des rites de pensée comme les souvenirs et les rêves. Parfois on ne rêve que lorsqu'on est déplacé, et parfois on ne rencontre les autres qu'en rêve. 
 
L'espace n'est ni sublime, ni bienveillant, ni défini. L'espace n'est ni une peinture, ni une amitié, ni une carte. Ceux qui l’habitent ne le contemplent pas, ne le remercient pas, ne l'étudient pas ; ils se contentent de le parcourir, de s'y rencontrer. L'espace est un lieu parce qu’il est parcouru sans relâche.
 
Puisque l'espace dort d'un œil et que les conflits sont partout, il faut toujours rester sur le qui-vive : savoir entendre l'espace qui nous écoute. C’est cette possibilité du déplacement qui nous informe et nous déforme. C’est cet entrelacement de trajectoires sentinelles qui sature l'espace jusqu'à le socialiser. C'est cette étrangeté de la rencontre (ce risque du conflit) qui parfois fait trembler l'air ; lorsqu'une brèche s'ouvre, les espèces s'engouffrent et se déchirent amoureusement. 
 
L'expérience de soi est un monde clos qui s'étire au sein de l'espace absolu du monde. L'espace est un corps sans frontières que nos corps fragmentent et rapiècent. Le chant des oiseaux délimite un territoire sonore. L'abdomen de l'araignée produit des filaments d'univers. Mon propre langage sécrète une zone. Voilà pourquoi tout est politique et voilà pourquoi l'harmonie n'existe pas. 
 
S'il ne circule pas une vibration dans le maillage de toutes les choses, alors expliquez-moi pourquoi mon appartement devient soudain perdu dans la nuit du monde, pourquoi les rares voitures qui passent sur la route me rappellent le sommeil de l'enfance, pourquoi j'ai soudain conscience de chaque corps, y compris le corps mécanique des voitures, leurs phares dans la nuit solitaire, y compris mon corps d'enfant qui balance contre la vitre froide de la voiture familiale. S'il n'existe aucune onde faisant frémir la toile de la planète sur laquelle j'écris avec prudence, alors expliquez-moi pourquoi j'entends clairement la rivière passer comme une bande magnétique, comme le fond diffus et concret de la nuit, pourquoi je visualise clairement la montagne après la rivière, son corps dressé dans la nuit grise, alors expliquez-moi pourquoi je croise soudain mon reflet dans le miroir en face du lit, éclairé faiblement par la lumière de l'ordinateur qui fait ressortir mon corps comme celui d'un mort dans la chambre. S'il n'existe pas de mémoire sournoise qui s'étire dans les plis de l'espace commun, alors expliquez-moi pourquoi je deviens soudain un intrus dans la grande nuit, pourquoi je ressens soudain un frisson parcourir tout mon corps et soudain un bruit : la porte de la chambre vibre, la porte du salon claque, un vent passe dans l'appartement. Peu importe que les fenêtres soient fermées, que le corps de l'immeuble soit fermé, peu importe : rien n'est jamais fermé. Le corps de la rivière, le corps de la montagne, le corps des voitures, le corps de mon appartement, le corps du passé parcourent mon immense corps dans un frisson lorsque le vent s'engouffre dans la chambre alors que tout est fermé. 
 
Mon corps soupire sous tes mains et il ne faut réveiller personne, surtout pas, tout le monde dort d'un œil, nous n'avons pas le droit de rompre ce faux sommeil, ce faux silence, nous devons respecter rigoureusement la multitude en présence, le contact infini, et parfois je n'en peux plus de ce voisinage, du fait que tout lieu ait déjà été foulé, du fait que tout lieu soit déjà traversé, peuplé, ancien, rêvé, du fait que je sois l'hôte et l'invité du monde entier. 
 
Au milieu de la nuit, il ne faut pas réveiller les draps étendus sous la brise, les fantômes des aïeuls, les montagnes secrètes, les voies de chemin de fer, les troupeaux de moutons. Au milieu de la nuit, il faut parler doucement et parler juste si l'on ne veut pas que la mémoire de l'espace nous enregistre et que nos voisins nous assiègent dans la journée à venir. Au milieu de la nuit, il faut se raconter les rêves à l'oreille, surtout si on a rêvé de solitude inquiète ou de rencontres en forêt. Alors, quand il y a de l'orage dans ton ventre, quand j'ai ton ventre dans la tête et que je pense au ventre de la ville qui nous entoure, quand tu me dis qu'il faut tout éteindre pour jouir du noir, quand tu jouis et que tu me racontes ton rêve peuplé de vieilles voix, je te dis pas trop fort, pas trop fort.

Je sais


La maison tout entière a été dépiautée. Je décide de passer une dernière nuit au creux de ses os. Je fais grincer le portail rouillé, marche dans les graviers, dépasse les cèdres jumeaux, gravis les marches du perron et tourne la poignée. J'ouvre et ferme ce cosmos depuis ma naissance. Je sais que la maison est vieille (j'ignore son âge). Je sais que je l'ai abandonnée et que nous ne nous retrouverons pas. Je sais que sa mémoire dépasse et dérange ma mémoire. Je sais que les mauvaises herbes s'étendent, que la cime du sapin est secouée par le vent. Je sais que la table blanche repose sous le cerisier, que la tonnelle est pourrie par des années de pluie. Je sais que mes parents tentent de s'aimer près du puits — avant le bruit mat et le remous de l'eau sombre, lorsqu'un enfant se penche après avoir jeté un caillou, il faut attendre un peu, il faut le temps de la chute. Les couleuvres zigzaguent en silence sous les feuilles qui couvrent la mare au début de l'automne. Les filets de fourmis s'engouffrent dans les cicatrices du perron. Le jonc de mer s'effiloche autour de la baignoire berçant encore nos solitudes. Les machines à laver tournent et ronronnent dans la cave profonde et terreuse. Le lustre à pampilles éclaire toujours le carrelage en damier du couloir. Je sais que la maison permet d'abréger ou d'étirer le temps. Je sais que ce grand coffre de souvenirs aurait pu nous protéger de douleurs futures. Je sais que la maison est froide et maman frileuse. Je sais que la maison est immense et que maman mesure un mètre soixante. Je sais que maman était jalouse de mémé parce que je voulais me marier avec elle. Je sais que mémé a vécu dans la salle à manger (je ne m'en souviens pas). Je sais que papa a parfois pensé que maman l'avait tuée (je n'ai jamais communié dans cette rancune). Je sais que le portrait de maman à dix-sept ans trône contre la cheminée du salon (je n'ai jamais reconnu son visage). Je sais que notre premier chien réside sous la terre du jardin (je n'ai jamais trouvé l'endroit précis). Je sais que les plumes des attrape-rêves ondoient dans la chambre de Camille (je n'ai jamais cru à leur pouvoir). Je sais que Nathan tombait souvent la tête la première sur le carrelage du couloir (j'ignore pourquoi). Je sais qu'un voile noir est passé devant les yeux de mon ami Téo alors qu'il s'endormait dans le salon (je ne mesure pas son ivresse). Je sais qu'au même moment Camille a rêvé de notre famille dans une ferme près de San Francisco (je me refuse à parler de hasard). Je sais qu'une forme brumeuse m'a étranglé sauvagement dans mon lit le lendemain (je ne consulterai ni médecin ni chaman). Je sais que j'ai perdu cet endroit dans lequel je suis né et dans lequel mes parents se sont haïs. Puisque je sais l'heure à laquelle les ombres tombent et empoignent les meubles mais que leur langue demeure inconnue, je descends les escaliers en évitant soigneusement les zones qui craquent, colle mon front à la fenêtre de la cuisine et regarde la nuit droit dans les yeux. Dehors, un vent discret chuchote son histoire et la neige, lente, impériale, s'écoule sans bruit. Alors j'épingle mes paupières, souffle sur mon reflet et me transforme en fantôme, le fantôme d'une vieille femme qui habite la cave, et je vole au ras du sol, à toute vitesse, je rampe frénétiquement, habillé de ce visage, je parcours les pièces en faisant claquer les portes derrière moi, en faisant tomber des objets lourds et précieux, en brisant les ampoules afin d'effrayer mon père, ma mère, ma sœur, mon frère, toute ma famille ; je détruis l'univers du jardin, tranche les mauvaises herbes et la cime du sapin, renverse la table et déracine le cerisier, secoue la tonnelle et pousse l'enfant dans le puits.


Croyance

C'est le soir, je ferme les yeux trente secondes et fais semblant que toute une nuit est passée, je contracte le temps sous mes paupières et déclare à Lilou qu'on est déjà le matin, alors j'ouvre grand mes bras, j'arque le bas de mon dos, je tends ma poitrine vers l'extérieur du lit, j'étire mon personnage et vais, comme chaque matin, préparer le petit déjeuner dans la cuisine, région de fumée et de mélange, d'herbes et de gestes, d’outils et d’odeurs, où les robots côtoient les céréales et les fruits ; alors je mime le matin, la musique du matin, deviens le chef de chœur endormi de la chorale de la cuisine : tintement de la casserole qui percute ses congénères malgré mes précautions lorsque je la sors du placard, peuple de bulles qui remontent grâce à la couronne de flammes bleues fouettant le métal, gargouillis de l'eau qui frémit, froufrou du filtre à café, ronflement de la machine quand son œil devient rouge, respiration lumineuse du frigo quand ses lèvres se décollent, rencontre pudique des planètes ovales après que la cuillère les a fait plonger doucement sous la surface, tout ça avec un pouvoir de seigneur somnolent qui fait crépiter le matin, qui fait parvenir le matin à Lilou, tandis qu'elle parcourt encore sous ses paupières le silence textile de la chambre — c’est précisément cet animisme de la maison dont je me sers pour l'amour et qui me permet de sentir une rondeur dans mon ventre, plus vieille que la logique, antérieure à la sexualité.

Ulysse

Volga hume le sol, écoute le vent et interroge les arbres. Il y a seulement quelques jours, elle ignorait tout de la brume qui s'enroule comme un reptile autour du pied des chênes. Il y a seulement quelques jours, elle ignorait tout du royaume d'Ulysse, de la forêt de mon père ; elle ne connaissait que les odeurs rances des races mêlées de peur et de terre, les cages alignées, les aboiements continus, les barreaux et les babines, la bave et les dents, les longes et les mousquetons. Il y a seulement quelques jours, j'ai eu mal au ventre dès notre arrivée à la fourrière. Une fois orphelins, les animaux enfants redeviennent des animaux matière. Les chiens sont des enfants que l'on achète, que l'on abandonne, que l'on remplace, comme si c'était la présence d'un autre qui comptait plutôt que les chiens eux-mêmes, comme si avoir un nouveau chien était le remède immédiat à la perte du chien précédent, comme si on faisait le deuil d'un amour en entamant le suivant, comme si ce n'était pas Ulysse mais l’idée de l'amour du chien qu'on aimait, comme si la fonction ou la place supplantaient la forme ou le corps, comme si on n’avait pas pris le temps de pleurer Ulysse, puisqu’il est inutile de pleurer une idée, puisqu'on ne pleure que les corps.

Il y a seulement quelques jours, Ulysse ne parvient plus à se lever, alourdi par une gigantesque poche ventrale. Au petit matin, sur la route en direction de la clinique, il lève une oreille quand il sent l'odeur d'un chien à travers la vitre du coffre : une étincelle de vie, de vigilance, de lien à son espèce. Mon père l'allonge sur la table du vétérinaire et chuchote à son immense oreille. Tu es grand et fort. Tu as le droit de te reposer. Endors-toi maintenant. Le corps du chien se relâche, urine ; tout se déverse, quelque chose s’en va. On reste assis un moment dans la voiture à égrener les photographies de ce chien magnifique. Le doigt de mon père tremble sur l'écran du téléphone. Comment toucher l'image d'un corps absent ? De retour au village, on marche jusqu’à l'ancien royaume d'Ulysse, où coule l’eau claire d’un affluent. On se baigne dans le trou d'eau glacé. On essaie de profiter de notre vie ensemble. On pousse ensuite en silence la porte de la maison. On supprime tous les indices sur les tapis de la chambre. L'espace du quotidien de mon père, de sa préoccupation, l'espace de la maison, l'espace du village, l'espace de la planète paraît soudain entièrement dégagé, car Ulysse était énorme et perdait beaucoup de poils. Aujourd'hui, lorsque je regarde la forêt, je ne vois toujours que sa fourrure. Sa présence est partout entre les arbres.

Il y a seulement quelques jours, lorsque mon père m'annonce la mort d'Ulysse, sa voix est exactement la même que lorsqu'il m'annonce la mort de Charly, il y a huit ans, et la mort de Gaspard, il y a vingt-deux ans. C'est une voix rare et unique. Les chiens défunts de mon père sont comme des perles assemblées par le fil de l’espèce. Le fil de l’espèce s’enroule dans la voix de mon père lorsqu’une nouvelle perle vient percuter les autres. Mes souvenirs de ces chiens sont comme des fragments rassemblés par la voix brisée de mon père. Les chiens de mon père sont tous différents, mais font le même son lorsqu’ils meurent en lui : le son du Chien. Il y a quelque chose d’à la fois réducteur et superbe dans ce son monolithique. Tous les chiens ont un museau de chien, des oreilles de chien, des pattes de chien, une langue de chien. Tous les chiens aboient. Tous les chiens de mon père aiment mon père en tant qu’il est lui-même, avec sa voix, ses yeux, ses habitudes, sont attachés par mon père à l’aide de la même laisse, dorment contre mon père dans le même lit, marchent avec mon père dans la même forêt, imitent la même nervosité de mon père. Il est à parier que les chiens de mon père se rencontrent et se côtoient à travers lui, non seulement à travers sa mémoire mais aussi à travers son corps, que sa mémoire charnelle des chiens perdus informe le chien retrouvé.

Aujourd'hui, Volga sent l'odeur d'Ulysse. L’odorat des chiens est tel qu’ils peuvent sentir le passé, les choses disparues. Le lien d’un chien aux autres chiens est un souvenir qu’ils sentent plus que tout. Volga sent Ulysse partout : dans le coffre de la voiture, sur les pierres de l’escalier du perron, sur les tomettes de terre cuite du salon, sur les tapis persans de la chambre, dans les draps du lit de mon père, sur le cuir du collier de la laisse, dans la main de mon père, sur le goudron de la route qui mène à la forêt, partout dans la forêt, sur les épines de pin, sur les corolles des champignons, sur les litières d’humus, sur les mousses endormies, dans les herbes hautes, contre l’aubier des grands arbres, dans le vent du début d’hiver. Peut-être se dit-elle : quelle est cette odeur de chien perdu qui imprègne encore ma maison, mon maître, ma forêt ? Peut-être sent-elle un corps semblable au sien qui n’est pas le sien et qui a occupé exactement la même place que le sien. Peut-être sent-elle qu’elle succède à un autre. Peut-être sent-elle qu'elle se colle à un chien précédent quand elle se colle à mon père.

Comprenez que les lieux parcourus par le corps de mon père et que le corps de mon père lui-même sont saturés par les corps des chiens perdus qui, à l'instar de tous les fantômes, ont une odeur — or, comme on sait, les chiens fantômes sentent fort et les chiens vivants ont un très bon odorat. Les humains ne parlent ni avec les chiens ni avec les fantômes, mais l’odeur d’Ulysse imprègne encore le monde pour le museau de Volga, malgré tous nos efforts afin de supprimer les indices. Les chiens sont des enquêteurs nés qui créent des fils avec les traces. Les chiens ont un meilleur flair que les amants et ne jalousent pas les anciennes relations. Ils éprouvent de la curiosité pour le cortège canin qu'ils couronnent. Ils comprennent sans effort qu'une place semblable peut être occupée par des corps différents et qu'il s'agit là de l'histoire ordinaire des rencontres. Peut-être que Volga connaît Ulysse, qui lui-même connaissait Charly, qui lui-même connaissait Gaspard. Peut-être que Volga les connaît tous les trois. Peut-être qu’ils se connaissent tous. Peut-être jouent-ils ensemble dans la forêt, peut-être sont-ils amis, ces chiens solitaires et méfiants comme mon père, ces chiens qui, comme tous les chiens humains, ne peuvent librement côtoyer les membres de leur espèce d’origine.

Ulysse s’en va, et ce départ exceptionnel d’un chien unique est aussi l’inlassable répétition d’une très vieille perte. Ainsi, mon père doit chaque fois recoudre sous une nouvelle forme le même membre amputé. Le bruit de la perte est identique, tout comme les aiguilles et la trame, mais vient un nouveau chien pour remplacer le précédent. Pourtant, ce nouveau chien est encore un peu le même, c’est-à-dire un prolongement du corps des autres chiens à travers le corps de mon père. Comprenez que ce dernier commet parfois l'erreur d'appeler Volga Ulysse. Cette alliance infinie entre mon père et ses chiens n’a pas besoin d’être visible pour embaumer l’espace. Ne pensez pas qu’il s’agit là de grands mots mystiques brodés dans le vide du ciel ; il s’agit au contraire de petites cellules odorantes épinglées dans la matière du monde. Il y a seulement quelques jours, Volga ignorait tout de la lumière qui s'élève doucement derrière Rochecourbe ; lorsque je vois son ombre horizontale prolonger l'ombre verticale de mon père, c'est le temps qui s'agglutine.

Vitre

Je mache la viande du midi en pensant à mon grand griffon vendéen qui repose sous la terre du jardin. J'imagine ses poils se mêler aux racines et à la glaise ; leur gris délavé me rappelle la couleur des cheveux de mémé (la fourrure résiduelle des morts). Dans le journal, un loup a encore dévoré un troupeau et un chasseur a encore tiré sur un promeneur.

Je n'ai jamais tué pour me nourrir et je n'ai jamais explosé de douleur à la mort de quelqu'un. Mieux vaut rester propre, feutré, maîtrisé. Mieux vaut cacher les grondements sous un drap de décence. Je ne me tache pas les mains avec la terre d'une tombe ou les organes d'une biche.

Mes repas et mes enterrements ressemblent à de froides séparations. Mes rituels tissent une parure sur l'échine des bêtes. Je ferme les yeux devant le gibier et je me tais à l'église. Je ne veux pas voir le sang ni entendre ma voix. J'efface leur âme puis tranche leur matière. Je déglutis ma honte puis crache mon costume. J'évite la violence comme on couvre un miroir. Après avoir consommé la chair des autres, je lave à grande eau mon émotion rouge. Je passe l'éponge sur la nappe, le plumeau sur le suaire.

Je vis le deuil à la manière d’un lien rompu entre deux espèces qui se côtoient pourtant. Mes proies lointaines et mes proches disparus retournent à une terre de laquelle je pense m’être envolé, alors je les regarde par transparence, comme la faune et la flore, derrière la vitre du temps ou du langage, sans comprendre que personne n'habite un autre monde, sans comprendre que tous les mondes s'entrecroisent.

Couronnes et guenilles, lombrics et démiurges, brumes et minerais : une seule et même sphère. Jamais un esprit n'a pu s'échapper d'une poitrine. Aucune vapeur ne monte au ciel quand un c?ur s’endort dans la boue. Les pensées sont agrafées aux espaces et les vigilances s’effleurent. Chacun peut trembler en cas de rencontre et choisir de traquer en silence, mais moi seul déguise ma dévoration et ma tristesse pour mieux régner en aveugle.

Alors je désire parfois une prière à l’image d’un torrent, une implication spectaculaire dans le cauchemar. Mais je ne sais toujours pas s'il est bon de se tacher les mains avec la terre d'une tombe ou les organes d'une biche. Je ne supporte pas non plus ce fantasme d'une sauvagerie perdue que la nudité de nos actes permettrait de retrouver. Je me méfie autant de ceux qui cachent leurs grondements sous un drap de décence que de ceux qui se sentent autorisés à crier.

Les cendres de mémé ont été jetées à quelques mètres seulement, dans la rivière en contrebas. Je comprends que le rapport au temps est différent lorsqu'on dispose d'un jardin riverain : on peut voir pousser les cèdres, inhumer son chien ou noyer sa famille. À travers la fenêtre, des faucons affaités tournoient autour d'une colonne de fumée qui s'élève entre les arbres. Puisque les morts ne me sont pas étrangers, j'aimerais parfois les toucher de mes mains, mais j'aurais peur de me faire piéger par ce que j'ai rendu invisible.

Le volley

Papa est un excellent joueur de volley-ball. Je ne sais pas d'où provient cette mystérieuse affection ni ce qu'elle signifie pour lui. J’imagine sa jeunesse dans le bruit sourd des gymnases, son corps en sueur sur le sable jaune des plages.

Papa semble vivre dans un grand rêve. Il rencontre maman dans un club parisien en tant qu’entraîneur de l’équipe féminine. Elle remarque les filles autour de lui et jalouse France Gall dont il est amoureux. À cette époque, je ne saurais dire si papa sait prendre soin de maman, s'il comprend son intelligence et ses désirs, ou s’il s’intéresse seulement au volley, si elle appartient en vérité au grand rêve qu'il parcourt sans être vraiment là, les pieds dans l’écume.

Je ne connais presque rien de l'enfance de papa. Je parviens seulement à voler quelques-uns de ses souvenirs au bord de la rivière après qu'il a un peu trop bu. J'imagine les bouteilles de mémé qu'il cache sous son lit et le grenier dans lequel il se réfugie pour éviter un grand-père dont j'ignore le nom. Une fois adulte, la main gauche de papa tremble encore au moment d'écrire. Je crois qu'il aurait voulu faire des études pour se sentir légitime à penser, à discuter. Je crois que son corps de volleyeur lui permet d'exister en dehors du langage, de la famille et de l'école.

Papa se souvient de manière vaporeuse et n’écoute pas toujours lorsqu’on lui parle. Il se souvient de certains événements mais pas du tout de ses états d'âme. À l'entendre, on dirait qu'il commence à développer une vie intérieure seulement lorsque ses enfants naissent.

Il nous apprend à jouer au volley lorsque Camille et moi sommes petits. Il nous lance la balle — cette belle balle jaune et bleue, légère et ferme, duveteuse comme une pêche. Il m'apprend les gestes et je suis plutôt adroit. Je ressens beaucoup de plaisir à renvoyer ses attaques des heures durant : la balle qui monte en arc de cercle, le bruit parfait de sa paume qui claque en l'air, mes genoux qui tombent dans la peinture de l'herbe, mes avant-bras rougis par le choc. Plus tard, lorsque j'échoue à déployer mon véritable niveau lors des compétitions, j’entends la colère se débattre à l'intérieur de papa. On dirait qu'il souffre sur le terrain à ma place. Une autre part de lui me dit d’aimer les perdants. À quinze ans, j’abandonne définitivement le milieu du sport, et personne ne me retient.

Papa continue le volley mais sa frustration grandit peu à peu. Dans le petit gymnase de notre petite ville de campagne, il trouve ses partenaires trop mauvais pour lui, trop peu investis à l'égard de ses souvenirs. Il apprend surtout la frustration de lui-même, la menace terrible et profonde de ne plus être aussi fort qu'avant. Il ne peut plus jouer des heures et des heures, boire toute la nuit puis jouer à nouveau le lendemain, parcouru par cette sorte de sève magique et infinie, tombée du ciel jusque dans les veines. La passion de papa pour le volley lui fait découvrir la vieillesse, éteint son mythe de résistance. Il se rompt le tendon d'Achille. On lui diagnostique un peu de diabète. Son corps ne lui correspond plus, alors il déserte les gymnases. 

Papa ressemble parfois à un corps sans conscience en errance électrique, parfois à un corps songeur au milieu de la brume. Je sais qu'il peut multiplier les mouvements ou plonger au fond de lui avec le même regard lointain. Je connais toutes les formes de son agitation, toutes les nuances de son absence au monde, et n'envisage pas de remède. Je sais qu'il m'a transmis des mains tremblantes et un besoin anxieux de sentir mes muscles.

Lorsque nous sommes allés courir deux fois ensemble l'année dernière, sur la corniche de Marseille, baignés dans la lumière du Sud, je ne me suis pas retenu de progresser loin devant lui, je n'ai pas attendu sa mémoire. Depuis quelques semaines il court vingt kilomètres tous les matins, tellement plein de pensées qu'il ne peut les retenir, animé par une sorte d'obsession du temps.

IRM

Ce matin, je me réveille à cinq heures trente parce que l'IRM est à sept heures. Tandis que Lilou fait ruisseler l'eau sur ses paupières, je prépare les oeufs comme d'habitude avec, devant les yeux, un léger voile de tendresse. Hier soir, une dispute encore à propos de rien ou à propos de tout, les signaux faibles de la rancune qui palpite, l'impossibilité de la confiance et le goût du conflit, puis les retrouvailles après avoir escaladé l'arbre infini du langage en buvant une bouteille de Madiran sur la petite table en bois de la cuisine. Une fois disparue, la noirceur semble appartenir à un passé absurde, à une profonde bêtise d'enfant, la douceur et l'apesanteur paraissent des évidences, on rit du maléfice renversé sans effort. Ce matin un voile de légèreté et de tendresse abîme mes yeux après cette courte nuit (nous avons hiberné en souriant avec l'inquiétude du lendemain lovée entre nous comme un motif supérieur de réconciliation). Je prépare les oeufs puis nous parcourons la ville à demi-morte, prenons trois métros avant de gagner la colline de la Croix-Rousse. Mon humour est naturel, sans peine ni acidité, mes paroles et mes gestes flottent dans un bain de nonchalance lucide. Je suis si fatigué que le regard des autres n'existe plus. Mon étrangeté se balade tranquillement. J'ai sur les choses un pouvoir d'endormi. Cette IRM est importante, on l'attend depuis de nombreux mois, on espère qu'elle nous apportera des réponses (hier Lilou a écrit quelque chose dans son carnet). Au milieu de la nuit du matin, du monde qui sommeille, derrière mon voile léger, mon humour parfait et l'insouciance rêveuse de ma fatigue, je trouve l'hôpital magnifique. Les allées et contrallées se déploient sur un grand plateau horizontal parsemé de lumières, de voitures et de buissons. Nos pas résonnent sous les arcades qui se succèdent, bâtiment A, bâtiment C, bâtiment E. J'adore les hôpitaux comme j'adore les gares, lieux publics et transitoires par excellence dans lesquels je me sens libre de pratiquer l'errance et l'anonymat. Dans l'hôpital au milieu de la nuit du matin, je peux relever sans honte mon visage blanc et mes cernes bleus, prendre un café dans le vent tiède, regarder les blouses, croiser des figures plus étranges que la mienne, déambuler sans rendre de compte à personne. Le temps des actes est suspendu à un fil invisible. Les corps s'enroulent confusément lorsqu'ils passent devant moi. Les mots acides que j'ai adressés à Lilou hier soir me reviennent par vagues et, alors que j'excelle dans l'attente de l'imagerie de mon amour, le soleil se lève et m'arrache l'insouciance du fantôme.

Janis Joplin

Je me souviens de son univers comme si j'étais le personnage d'une de ses histoires. En les lisant, j'effleure la marque laissée en elle par les déménagements successifs, les nuits musiciennes et les disputes en bord de mer.

Petite fille, elle s'était retrouvée seule au fond des bois, à la merci de la pluie battante, et avait dû rejoindre avant la nuit le chemin de terre longeant la voie ferrée. Elle m'a raconté à plusieurs reprises cette scène, les yeux chaque fois secoués d'une étrange lumière. Derrière l'insouciance festive de ses parents, alors que les années soixante battaient leur plein, se camouflait une enfance douloureusement nomade et abandonnée au coeur de la forêt.

Elle se dépeignait comme une écolière garçon manqué tout le temps amoureuse. Elle s'écorchait sans cesse les genoux sur le goudron de la cour. Elle s'entichait invariablement des derniers de classe et il m'a semblé qu'à l'âge adulte perdurait en elle une forme d'attirance maternelle et aventurière pour les hommes qui ne cochaient pas les cases.

Ses récits évoquaient des pères soûls et beaux comme des diables, des jeunes filles accouchant seules au milieu du désert, des violences dans le bazar d'une maison, des gamins qui courent au milieu de champs pelés, des envies de chambre au bout du monde.

Elle aimait les grands bruns ténébreux, les échalas aux yeux corbeau, ceux tout droit sortis d'un livre de Faulkner ou d'un film de Dumont que l'on croise frappés de sécheresse sur une bande d'arrêt d'urgence. Elle aimait son mari et elle détestait entendre sa voix commenter les informations de la radio au réveil. Elle aimait la solitude le matin, le bruit des oiseaux, le jardin de bambous à travers la véranda. Elle aurait voulu pouvoir continuer de fumer, pour le geste, la contenance, le charisme d'une reine sauvage. On aurait pu planter des poignards dans son turban et accompagner son sourire d'un vent des steppes. Elle m'a confié plusieurs fois en riant qu'elle ressemblait à Janis Joplin étant jeune.

Je me souviens des feux gigantesques dans les champs, autour desquels on dansait. Je comprenais dans ces moments combien la bohème de son clan était faite d'éruptions, de rancoeurs et de silences. Lors des grandes fêtes nocturnes, aux abords de la maison de ses parents, déjà elle ne dansait plus ; elle restait dans son hamac royal et on venait la voir, lui parler, la divertir, butiner entre les nôtres ses paumes et sa lumière.

Son recueil est paru quelques semaines avant son départ. Je me suis souvenu qu'elle veillait sa mère en buvant du café et du rosé. Je me suis souvenu de son goût semblable au mien pour les maisons et les forêts. Je me suis souvenu qu'elle disait avoir besoin comme moi de faire se rencontrer entre elles les personnes qu'elle aimait. Je me suis souvenu qu'elle souhaitait comme moi que tout le monde rencontre sa famille.

Les derniers temps les médicaments la rendaient terriblement vaporeuse et gaie. La chimiothérapie et la morphine la transportaient dans un monde de béatitude qui nous faisait pleurer quand il la faisait rire. Elle continuait parfois de dessiner ses femmes fumeuses maigres et mauves, évanescentes et cernées.

Il était dix heures du matin un jour d'octobre lorsque j'ai appris qu'elle était partie. La baie vitrée de ma maison en banlieue nord accueillait la pluie claire et les rayons du soleil. Je suis allé finir mon café et ma cigarette dehors. En me levant j'ai eu conscience de tous mes gestes, ils se sont décomposés.


Mimoza

Tu vis parfois près de la gare Perrache dans un monde souterrain et bétonné, parfois près du jardin des Chartreux dans un monde en altitude et arborescent, d'autres fois dans un vieil hôtel de Villeurbanne lorsque la trêve hivernale le permet.

Je crois que tu aimes venir à l'école. Il fait plus chaud que dans la tente et, si c'est possible, on te fait prendre une douche et manger des croissants avant de commencer les cours. Ensuite tu essaies de calculer avec Mathieu, de lire avec Nolwenn (je vois un petit halo de concentration t'entourer).

Toutes les filles de la classe touchent tes cheveux, te prennent la main, te chuchotent à l'oreille, et dans ces moments tu souris de manière un peu douloureuse. Je crois que tu reconnais l'enfance des autres élèves, la féminité complice des autres filles, mais tu ne peux pas baisser ta garde, dévier ton énergie, adoucir ton combat. Je sens chez toi une détermination qui me rassure et me terrifie. J'essaie à mon échelle confortable de m'en inspirer.

Il me semble que l'école est un lieu de repos pour toi mais surtout une étape de ton voyage à travers laquelle tu penses accomplir une mission très sérieuse. Tes progrès en français sont remarquables et tes parents, eux, n'en parlent pas un mot. Quand je les reçois c'est toi qui nous permet de nous comprendre, qui fais l'intermédiaire, et souvent c'est pareil dans la rue, à la boulangerie, à la sécurité sociale, tu prends place au milieu avec ta petite taille.

Tu as dix ans, les joues rondes et la peau hâlée. Tes pupilles fusain deviennent parfois vitreuses à cause de la fatigue et des maladies, mais ton regard n'est jamais rude. Tu esquisses un refus quand je te propose un matelas pour t'allonger mais la nausée qui ronge ton ventre t'oblige à accepter.

Chaque après-midi je vais chercher une horloge et t'amène hors de la classe. On s'assoit par terre dans le couloir et je t'apprends à lire l'heure. En vérité cet exercice scolaire n'est qu'un prétexte à notre échange humain. En même temps que tes petits doigts tournent les aiguilles, ton accent timide de Rom albanaise dépeint ton univers et j'en imagine les couleurs.

Papa se lève à six heures et on ne sait pas trop ce qu'il va faire, seul dans la ville éteinte (parfois il ne revient pas avant plusieurs jours). Maman se lève plus tard, vers sept heures, le vent est toujours un peu froid, même pour elle et son gros ventre (tu fronces les sourcils en bombant le tien). Tu m'évoques l'alcool et les bagarres, les danses autour du feu, les policiers méchants.
Lorsque je t'explique que pour certains croyants il existe plusieurs dieux, tu rigoles et me dis « Mais non mais non » avec l'air de m'apprendre quelque chose.
Tu n'aimes pas l'ami de papa avec sa bouteille et son couteau. Ton petit frère risque de mourir d'une grave maladie. A l'école beaucoup de copines ne vivent pas dans la rue et tu n'aimes pas en parler, sur ton visage je lis des émotions complexes qui peuvent ressembler à celles qu'on range derrière le
mot « honte ».
On parle de se coucher sans maman, à la nuit noire. Montre-moi sur l'horloge quelle heure il est à la nuit noire. On dit que c'est mieux de se coucher avec elle.
Et surtout, si on a le temps, on parle de grand-mère qui habite en Albanie, de son grand terrain plein de caravanes, de balançoires et d'herbes hautes. Est-ce qu'elle est gentille ? Oui très gentille. Et tu m'as dit qu'elle avait un chien, est-ce qu'il est mignon ? Ah oui très mignon, on peut lui caresser la tête, courir à côté. Tu aimerais avoir le chien avec toi le soir, tu aimerais vivre chez ta grand-mère.

La perspective de la fête de fin d'année t'émerveille : tous les enfants, les parents, les professeurs réunis dans la cour autour de grandes tables garnies de boissons et de nourriture. Tu me dis que pour l'occasion ta mère prépare un gros gâteau albanais et que tu aimerais que je sois là. Mais moi j'évite le plus possible les événements collectifs, surtout dans le cadre professionnel, je ne peux pas vraiment t'expliquer pourquoi. En début de soirée j'hésite longuement puis je décide de ne pas venir ; je ne sais pas si ça t'a rendue triste.

Le dernier jour j'allume l'écran de l'ordinateur et je clique sur Google Street View : On va regarder l'Albanie tous les deux, on va essayer de trouver la maison de ta grand-mère. Tes yeux s'agrandissent mais tu restes muette. D'abord l'espace de l'Europe, les frontières, les pays aplatis. Tu ne crois pas la carte lorsque tu remarques que la France est plus grande que l'Albanie. Puis tu me lis le nom des villes, puis on part visiter la tienne. On marche dans les rues, tu n'en reviens pas, je sens que ça te perturbe profondément de voir ton territoire lointain sur cette machine de l'école. Tu reconnais des immeubles abîmés, des cours grises, tes paupières papillonnent et ta main déplace la souris lentement. Puis brusquement ton corps amorce un mouvement de recul et je vois pour la première fois tes yeux pleurer. J'essaie d'observer ma respiration pour ne pas que mon coeur se brise.

On s'en va d'Albanie ? S'il te plaît.
Je ferme vite la page.

Mimoza, tu es la petite fille la plus courageuse que je connaisse. C'est déjà incroyable de porter un prénom pareil, et il te va à ravir. Je me souviens de tes longs cheveux noirs, soyeux et sauvages, et du jour où tu les as coiffés d'un diadème.

Avoir

Avoir un petit jardin, ce n'est pas s'approprier une nature ingouvernable dans une sorte de sentimentalisme d'empereur, ce n'est pas prendre soin d'une proie fétiche dans une forme de rachat de la dette. Il s'agit en fait de projeter l’intime, de délivrer l'extérieur du mythe de la sauvagerie.

J'aime mieux la berceuse d'une vieille dame qui boit le thé dans son jardin en regardant la manière dont les fleurs se groupent que la sueur du jeune aventurier en train de se débattre dans les viscères d'une jungle. La première est touchée par le fruit et l'organisation de sa propre douceur (c'est bien la sienne), quand le second pénètre une violence dont il n'a pas l'usage.

En croyant éviter la naïveté et le confort bourgeois, certains font du monde un miroir viril. D'autres voyagent avec politesse, familiers de l'invasion, munis d'une curiosité qui ne déborde pas. J'aime les émotions clôturées et me méfie des orgueils nomades.

Laissez-moi découper un périmètre sous la plante de mes pieds et je vous laisse la fièvre à l'idée que le lointain n'appartient à personne. Je préfère le calme profond au désir brûlant et le lien ordinaire au vaste vertige. J'aime tresser des alliances avec les formes et les couleurs, au lieu de conquérir partout mon reflet. J'aime le fait que rien n'ait jamais été vierge.

Le jardin est un observatoire du changement et je refuse de lire en étranger le passage des cycles sur le corps des choses. Quelques jours seulement et les griottes tombent déjà des branches. Tomates et basilics perdurent jusqu'en novembre. La huppe fasciée vient nicher plus tôt que prévu au creux du cèdre. La joubarbe protège le toit de la foudre et convertit le carbone dans la fraîcheur de la nuit. La sève ne circule presque plus dans l'aubier de maman, mais l'herbe bleue réchauffe les fleuves sur ses mains.

J’aime les petits jardins, et non les forêts royales, dans lesquels germine un sentiment privé.

Média


Le témoin protégé répète le serment : je déclare solennellement que je dirai la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je le vois et il ne me voit pas ; je l'entends et il ne m'entend pas. Je regarde son visage sur l'écran de mon ordinateur, mais ne distingue que la forme de sa djellaba. En fait, son visage n'est pas son visage. J'écoute dans mon casque sa voix brouillée, stridente et digitale. En fait, sa voix n'est pas sa voix.

Par le biais d'un serpent de cuivre qui sommeille sous les mers, le récit violent d'un étranger migre jusqu'à mon appartement. Situé à des milliers de kilomètres et modifié par le dispositif de sécurité de l'administration judiciaire, cet humain ressemble à un spectre de pixels, à un cyborg ou à un mutant que je découvre au travers d'une machine, laquelle me rapproche et me sépare de lui. En fait, cet humain n'est pas un humain.

Il est tout à fait impossible de rencontrer un être de ce type — un être d'aucune catégorie, en attente de qualification, là sans être là, dont la peau de lumière grésille. Pourtant, j'ai la charge d'écrire les moindres nuances de l'histoire qu'il est en train de raconter. Je ne peux donc pas connaître le timbre de sa voix, la forme de son menton et la couleur de sa pupille, mais je suis plongé au cœur de sa parole que je retrace puis enregistre dans l'arborescence infinie des dossiers.

C'est un berger originaire d'un village perdu au fin fond des montagnes du Soudan. Je ne maîtrise pas l'arabe, mais dispose sur un logiciel de plusieurs canaux qui me permettent d'entendre les interprètes en anglais, en français ou en allemand. En fait, sa langue n'est pas sa langue. Sur un autre logiciel, je note chaque terme employé, ainsi que tous les balbutiements, jusqu'aux hésitations les plus anodines.

À l'automne de ses 17 ans, les cavaliers de la milice menée par Ali Yûsuf arrivent par l'ouest, brûlent son village, violent les femmes, fouettent ses voisins et exécutent ses amis. Mais en est-il bien certain ? L'avocat de la Défense demande des détails infimes sur des faits qui remontent à près de vingt ans. En fait, sa mémoire n'est pas sa mémoire. Il parvient à fuir aux côtés de sa grand-mère aveugle, mais elle meurt durant la nuit d'un AVC, alors que tous deux se réfugient dans le creux d'une vallée.

Le témoin doit prendre une pause et sortir du prétoire, car il sanglote. La greffière conduit poliment hors de l'écran cet amas de cristaux liquides en train de pleurer son ancêtre. Il est difficile de transcrire le sanglot d'un robot ou d'une image. Il ne s'agit pas d'une douleur sèche dont je peux mesurer l'authenticité et l'épaisseur, mais d'une cavité dans laquelle s'engouffre mon imaginaire et qu'il faudra border par des figures afin de ne pas tomber moi-même dedans. En fait, sa douleur n'est pas sa douleur.

Lorsque j’entends le double virtuel d’un être de chair évoquer la perte de sa famille, je ne sais plus quoi penser des frontières et de la lente invention de la compassion. Même la plus grave des réalités peut devenir une esthétique vertueuse. Ma station de contrôle permet de filtrer les âmes et une ombre poursuit sans cesse ma sincérité. Quelle douleur très proche suis-je en train de remplacer ? Comment écouter et écrire une douleur lointaine sans rêver cette douleur lointaine ? Comment faire apparaître les subjectivités perdues ? Je ne peux m'empêcher de fabriquer des mythes à partir des mots d'un autre. Parfois, j'échoue à rester à distance et suis transporté dans l'exotisme d'une sonorité, dans l'intensité d'une tragédie, dans la poésie d'un paysage, sur l'échine d'un pays inconnu, à l'intérieur d'une souffrance que je ne ressens pas.

Derrière les lignes formées par les lettres sur l'écran, je vois d'abord les lignes des routes et des fleuves couchées sur un planisphère, puis je sens la chaleur de la tasse de thé contre les veines des mains de la grand-mère ; puis j'entends le bruit du galop comme une marée qui monte dans sa poitrine ; puis j'entends les détonations et les cris ; puis je les vois tous les deux tracer une ligne de fuite en portant les souvenirs qu'ils peuvent, courir jusqu'au sommet de la montagne qui domine le village, se cacher dans les herbes hautes de l'automne, observer en contrebas la panique des bovins, les flammes gigantesques et les longues colonnes de fumée anthracite ; puis je vois les fusils et les montures, l'écusson brodé sur la selle du grand cheval blanc d'Ali Yûsuf, Colonel des colonels, et les nuques découvertes des habitants agenouillés ; puis je descends dans la vallée, saute par-dessus les cours d'eau, glisse sur les pierres moussues et camoufle le cadavre de la grand-mère sous un tapis de feuilles — il précise ne pas lui fermer les paupières.

Je comprends désormais le lien entre l'image animée et la matière morte, entre le métal des machines et le voile des fantômes. Rien n'est pire que peindre malgré soi l'estampe d'une douleur lointaine. Rien n’est pire que convertir en données le deuil d’une terre réduite en cendres. Je suis assis à mon bureau, entouré de plantes et de livres ; dehors, les peupliers noirs défendent la rivière et, en arrière-plan, la montagne Roche Colombe est ceinturée par les nuages. Certains soirs, à la fin d'une journée passée dans mon salon à transformer les corps en symboles, mes yeux me piquent et je me regarde dans le miroir : mon propre visage devient un lieu d'enquête.

Yorda

Je suis un petit garçon de neuf ans transporté au milieu d'une forêt par des cavaliers dont on ne voit pas le visage. Après avoir trotté sans bruit sous les frondaisons, nous finissons par découvrir les remparts d'une immense citadelle, construite sur le flanc d’une falaise au bord de la mer. Le tumulte des flots se mêle au ramage des oiseaux et au silence des ruines. Les cavaliers deviennent nochers et assoient mon corps chétif dans une barque, puis nous contournons l'édifice jusqu'à parvenir devant une porte située au pied des contreforts, couverte d'algues et de coquilles, cachée parmi les roches hérissées.

Mes geôliers m'emmènent alors dans une vaste salle où se dressent des dizaines de sarcophages ornés de lettres d'or. Mes pas de petit garçon et ceux des armures résonnent, puis l’on m’enferme vivant dans l’un d'entre eux. Heureusement, quelques instants plus tard, après que les gardiens sont partis, mon sarcophage se désencastre du mur, bascule puis s'ouvre en tombant avec fracas sur le sol. C’est à partir de là que je peux véritablement contrôler mon corps, animer mon image, prendre en main mon récit.

Mes mouvements se révèlent amples et confus, car je n'avais encore jamais pu bouger par moi-même, car je suis un enfant aux longs membres souples, plein de vitalité étourdie, dans l’immensité d’un labyrinthe rempli de pièges et de secrets. Par les meurtrières s'infiltrent quelques lianes ainsi que de minces faisceaux de poudre aveuglante et bruineuse. À l’obscurité froide des pierres se mêlent la sensualité verte des plantes, la chaleur pâle du jour et le vrombissement des eaux. La perspective de la liberté ressemble ainsi à un rêve blanc muni de doigts sylvestres et pourvu d’une voix sourde.

Quel est cet endroit ? Un gigantesque tombeau abandonné entre les arbres et les vagues et gardé par des ombres ? Tout indique une fin de continent, un exil sans mémoire et le mystère d’une justice trop grande pour soi. Tout m'incite à penser qu'il s'agit de la forteresse où sont condamnés les enfants porteurs de malédictions, tel que le livret me l’a appris : lorsqu'une aberration s'échappe du ventre d'une mère, les croyances imposent à la famille d'enfermer la progéniture pour l'éternité, afin que les dieux de la sécheresse et de la famine épargnent le village. En vérité, la famille se sauve des regards, car lorsque les corps d'une communauté se confondent, tous les corps deviennent honteux. Ainsi, les cavaliers n'ont pas de visage.

En commençant mon exploration de l’une des salles voisines, j’aperçois une grande cage suspendue au plafond et, enfermée à l’intérieur, une jeune fille gracile et luminescente, vaporeuse et triste, étrangère à tout. Je parviens à la délivrer et ressens aussitôt qu'elle sera ma partenaire pour toute l’aventure, que je n’apprendrai jamais rien d’elle et que nous ne réussirons jamais véritablement à communiquer, puisqu'elle chuchote lors de rares épisodes une langue mélodieuse et inconnue. Elle paraît intensément différente de moi et différente comme moi, fragile d’une manière trouble, habitée par un lyrisme puissant qui, à l'évidence, justifie son emprisonnement (elle est capable d'ouvrir des portails et les oiseaux se posent dans sa main). Son altérité scintille comme un chant et je parviens à recueillir son prénom : Yorda.

Durant des heures et des heures, j'affronte les chimères et les gardiens et cours dans les salles du trône oubliées, dans le silence sépulcral et pulsatile des couloirs, sous les arches envahies par le lierre, sur les pont-levis et les belvédères surplombant le monde ligneux et marin, au sommet des remparts nimbés de brume claire, tout en tenant la main de Yorda, tout en essayant de la protéger sans jamais rien comprendre, jusqu'à ce que papa ouvre doucement la porte du salon et m'annonce qu'il a fait piquer Gaspard. De grosses larmes tombent toutes seules de mes yeux, mais je ne dis rien et continue de progresser à l'intérieur de la citadelle en compagnie de cette jeune fille que je ne connais pas.

Le soir venu, il pleut des cordes et je quitte l'écran de jeu, car papa enterre notre chien au fond du jardin, à quelques mètres de la rivière dans laquelle ont été jetées les cendres de mémé. Je comprends que le rapport au temps est différent lorsqu'on dispose d'un jardin riverain : on peut voir pousser les cèdres, inhumer ou noyer sa famille. Je comprends que l'écorce et l'écume sont nouées à mes souvenirs par une très vieille alliance. Je me rends compte aujourd'hui que ma maison d'enfance, elle aussi, est un tombeau abandonné entre les arbres et le courant et gardé par les ombres, duquel j'essaie de m'évader en tenant la main d'une autre. 

Montélimar

Quelques mois avant ma naissance, lorsque la voiture franchit Montélimar, ma mère pleure. C'est mon père qui me l'a raconté. Si ma mère pleure lorsque la Nissan Serena franchit Montélimar, c'est parce qu'elle quitte le Sud, les cristaux gris de l'étang de Berre, les pins agités par le mistral, les panisses et les marais de la Palun, l'odeur de la murène et l'accent de manou, tout un réseau de souvenirs froissés par le sel.

Peut-être était-ce aussi, au-delà du chez-soi perdu, le fait d'avoir senti sa chair étirée par un autre, le fait d'avoir été transportée par mon père bon gré mal gré, lui qui vit parfois dans un grand rêve déposant un voile sur ses propres trajectoires (un voile brodé dans la matière aveuglante ou liquide de son enfance, laquelle semble lui brûler les yeux ou lui couler des mains).

Lorsque la Nissan Serena franchit Montélimar, je ne pense pas que l'air a brusquement changé, car il n'existe aucune frontière dans l'air ; les frontières se franchissent en nous, et après tout c'est un peu son corps que l'on quitte, que l'on prolonge indéfiniment. Ce jour-là, Gaspard se trouvait également dans la voiture, orphelin du monde urbain recueilli par mon père qui ne souhaitait pas d'enfant : arraché à la capitale et rameuté au sein de la campagne drômoise dans le coffre de la Nissan Serena, voilà que ce chiot sans domicile des rues grouillantes devient un grand griffon des jardins, des coteaux et des prairies, transformé lui aussi par une transhumance hasardeuse.

Aujourd'hui, je sens mon père davantage proche du Sud que de Paris, sa ville natale — je ne sais pas s'il a épousé le Sud dont il a séparé ma mère. Aujourd'hui, mes parents ne semblent plus vouloir quitter la Drôme ; c'est chez nous désormais. Aujourd'hui, et personne n'y peut rien, nous sommes faits dans le bois des cèdres de la maison centenaire, dans la pierre de la tour médiévale, avec les pavés des ruelles et l'eau claire des lavoirs, les noms pittoresques des bourgades perchées et la terre rousse des ramières, les crêpes au citron de mémé et le brame majestueux du cerf, les réserves de chasse et les attaques de loups, les alevins et la vase.

Ainsi vont les choses : les enfants chutent au creux de la paume des cartes, se perdent au bord du vide sous une chaleur vive et sans vent, errent jusqu’à l’étourdissement sur la beauté effrayante d’une fin de parcelle continentale, sur l’échine d’une fin de monde moulée dans les roches escarpées et les verticalités rudes, les à-pics et les angles aigus, et distinguent en contrebas à la fois la promesse et la menace du plat de la mer, la fraîcheur sans bornes d’un naufrage dans l’objectivité. Les grands doigts calcareux apparaissent alors pour ce qu’ils sont : des bordures aux allures de signal dont la démesure tranchante et sévère alerte les humains avides de symboles — c’est ici la limite. Et la splendeur et la lumière et la fièvre vous disent à quel point vous appartenez à cette terre et à quel point vous ne lui appartenez pas ; tous les tableaux de grandeur deviennent des tracés bien réels qui capturent l’idée même de l’expérience, de l’intensité, du sacré, pour rejeter votre carcasse dans le pendant bleu de cet univers de craie, dans cette mer furieusement indifférente, moralement vide, qui restera pour toujours dénuée de signification. Personne ne peut résister aux spectres des calanques, aux forces invisibles des seuils des rivages qui embrument les grottes littorales à demi submergées. Ainsi les enfants s'élancent depuis une ligne de crête et tombent dans des bassins versants qui dilatent leurs récits jusqu’à ce qu’émergent sur une grève lointaine des mutants encore trempés de souvenirs saumâtres. Les corps d'origine, s'ils existent, ne sont jamais retrouvés. Et là ces reliques s'ébrouent et fertilisent de nouveaux reliefs ; comme d'habitude les embruns ensemencent les nuages ; une fois encore la pluie raconte à la glaise ses histoires de vapeur. Les enfants chutent au creux de la paume des cartes et le vertige vient en vieillissant.

Je ne sais pas ce que ma mère doit au Sud et je ne sais pas ce que je dois à ma mère. Dans l'espace de son ventre que je n'habiterai plus jamais, peut-être étais-je déjà altéré par un voyage, raviné par une angoisse de perte qui ne m'appartient pas. On n'érotise jamais que les lieux, en particulier ceux qu'on a déjà confondus, et j'espère un jour trouver ce maillon manquant du monde des lignes qui permet d'attacher l'espace à soi, la matière à la forme. Ainsi vont les choses : un exode fait son oeuvre dans chaque berceau.

Comprenez comment les territoires façonnent l'imaginaire et le corps des familles, comment les familles façonnent les territoires et comment les corps et les territoires se mélangent. Comprenez que la mémoire des anciennes maisons inonde toutes les zones neutres et que certaines espèces endémiques peuvent profiter de cette crue pour vous attaquer. Comprenez que mes contours se troublent, que ma peau devient calcaire et mes yeux corail lorsque je franchis Montélimar en sens inverse. Comprenez que la rivière coulait juste en dessous de notre jardin, que notre jardin était une forêt verdoyante et épaisse traversée par un étroit chemin de pierre, que les couleuvres nous entendaient lorsque nous poussions le portail attaqué par les hautes herbes, que nous dégringolions parfois avec Gaspard jusque sur la rive, que les ronces griffaient nos jambes, que les lianes fumées rougissaient nos yeux, que l'écume et les ricochets forgeaient nos bras, que l'argile blanchissait nos mains, que l'orange des feux peignait la nuit et que maman, explicitement froide, secrètement tendre, jetait à corps perdu son immense Méditerranée dans le courant de l'eau douce.

Le fil

Lorsque papou s'écorche l'orteil sur la dalle en bois de la piscine, le sang coule avec l'abondance et la fluidité des rivières, car papou prend des anticoagulants. Je regarde les rubans rouges s'effranger dans l'eau bleue, l'orteil mat de papou qui saigne sur la dalle en bois, et je me souviens que le chat s'est blessé hier à la patte sur le grillage près du portail. Le chat offert récemment par ma tante produit une petite distorsion dans le paysage des rituels en raturant de ses griffes le dessin du jardin que l’on croyait achevé. Le chat apporte un peu de compagnie, un peu de tendresse et d’étonnement, un peu de lien charnel au crépuscule. Papou s'occupe bien du chat, ce qui le fait devenir parent. Manou, qui n'a jamais cessé d'être mère, s'occupe du chat comme elle s'est toujours occupée de tout, de ses enfants, des enfants des autres, de son mari. Les jambes de papou cèdent, ses bras pendent, ses muscles fondent, mais il lui reste encore assez de force pour entamer de nouveaux cycles ; il a honte de retomber dans l’enfance qu’il n’a jamais complètement quittée, alors veiller sur un animal le fait devenir parent et l'inquiète plus que de raison quand le chat, avec toute son indépendance, ne revient pas dans la maison le soir. Lorsque papou s'écorche l'orteil sur la dalle en bois de la piscine, manou commence à se lever, mais je la devance. En allant chercher un pansement pour soigner le corps de papou, je pense à la modeste salade de pâtes que j'ai préparée la veille au soir, à l'odeur du pesto de roquette, des olives, des câpres et de l'ail, à l'eau de la mozzarella dans l'évier et surtout à la pulpe rouge des tomates. Je pense à cette petite cuisine que je connais depuis mon enfance et à l'intérieur de laquelle je n'avais jamais pu explorer le secret des placards, distinguer les cliquetis des différents ustensiles, participer à la vie fonctionnelle, mousseuse, aromatique et crépitante, puisque manou nourrit la Terre entière depuis des temps immémoriaux, puisque les hommes ne cuisinent pas au sein de cette maison. Je pense au dos anguleux de manou, entouré par un cercle de souvenirs et de chuchotements, qui fume une cigarette sur la terrasse lorsque je prépare à manger. Je pense que je ne cuisinerai jamais aussi bien qu’elle, puisque c'est son domaine, sa vie savante et sa vie volée, son temple qu'elle me regarde profaner avec un demi-sourire, puisque l'on m'a toujours octroyé la liberté des espaces extérieurs, la jouissance sans devoir, le vacarme des grands gestes pour soi au lieu du silence de la minutie pour les autres. Alors, au moment de soigner papou, d'appliquer le pansement sur la petite fontaine de son orteil ancien, je sens le regard de manou et mes mains se mettent légèrement à trembler, je sens cette lente géographie de la honte d'être enfant et me rends compte que papou, lui aussi, tremble depuis de longues années. Le temps se ralentit tandis que je me penche pour appliquer le pansement sur la plaie rouge de papou, alors je me rappelle de ses mains qui tremblent en servant le rosé, alors je me rappelle de papa qui tremble lorsqu'il signe un document, alors je me rappelle de papou qui cesse de trembler après quelques verres, alors je me rappelle de papa qui cache les bouteilles de mémé sous son lit, alors je me rappelle de moi qui bois pour ne pas que mes mains tremblent en public, alors je me rappelle de la généalogie de la honte et de l'alcool chez les hommes tremblants de ma famille. Alors je pense à la place de Camille qui vient de maman qui vient de manou, à cette lignée des femmes de ma famille qui n’ont pas toujours désiré soigner les enfants de leurs mains, alors je pense à maman qui applique à la place de Lilou la crème pour l'eczéma sur mon dos, alors je pense à maman qui demande un massage à Lilou pour créer un lien avec le corps de la compagne de son fils. Alors je me souviens que j'ai posé hier soir une main sur le dos de papou et que cela faisait bien longtemps que je ne l'avais pas touché, alors je me souviens que j'ai aperçu au milieu de la nuit l'ombre de papou parler tendrement au chat blessé et poser une paume guérisseuse dans sa fourrure. Alors je regarde la chaux blanche du pigeonnier envahie par la vigne vierge de la maison se découper dans le ciel, alors je me dis qu'il doit bien être possible d'entamer de nouveaux cycles dans le paysage immortel de ce jardin, alors mon grand-père regarde son tremblement à travers le mien lorsque j'applique le pansement sur la plaie de son orteil ridé, alors manou me regarde la délester du corps de papou, du corps de la maison, d’un bref instant de soin à la tombée du soir, alors je pense à quel point il est difficile de léguer ses blessures, alors j'exsude mille légendes sanguines à partir de cette encre, alors je me rends compte que coulisse entre nos corps un fil invisible.

Limites

La douleur mystérieuse et mutante continue son expansion dans le ventre de Lilou. Qu'il est difficile d'être spectateur de la douleur de l'autre. Je me sens à la fois si proche et si lointain de son ventre miné, si étranger à son corps de femme, si familier de ses paupières fermées lorsqu'elle tente de regarder sa douleur droit dans les yeux. Puisque je ne peux rien faire alors que j'aimerais la sauver, puisque mes mains échouent à produire de la lumière, mon inquiétude devient orgueilleuse et coloniale. Je lui conseille d'adopter un régime méditerranéen, de faire du yoga, de la course à pied, je lui explique sans m'en rendre compte ce qu'elle sait déjà, je déborde sans le vouloir sur le territoire de sa douleur. Puisque ma maladresse n'a, précisément, plus de limites, Lilou s'en va pleurer dans le lit. Je m'isole devant mon ordinateur et me mets à naviguer désespérement entre les remèdes, à puiser avec mes mains liées dans un cosmos d'hypothèses, de croyances et d'espoirs. Tandis que je pense à la magie d'une potion au curcuma, à celle d'une compresse imbibée d'huile de ricin, aux baies de gattilier, à l'écorce de frêne épineux et au sel de l'Himalaya, l'invasion de l'Ukraine apparaît sur l'écran au milieu de mes recherches. Alors je déporte mon inquiétude, alors ma fuite vertueuse devient une grande nomade, alors mon inquiétude s'aplanit et s'étire, se réfugie dans l'abstraction des cartes, se déplace dans un monde objectif qui, par définition, n'est celui de personne, dans cette douleur qui, par excellence, n'est pas la mienne. Après avoir passé trente minutes devant les lignes de l'Europe, les dessins des pays, les noms des villes, les flèches qui disent les mouvements des armées, je reprends conscience de la nécessité de prendre soin de ce que l'on peut toucher. J'ouvre doucement la porte de la chambre ; Lilou s'est endormie. Lorsque je ferme les yeux et pose mon oreille sur son ventre, j'entends un système, j'entends les rouages d'une machine, la musique d'un chantier, les sirènes d'un port ou le souffle d'une gare, le bourdonnement d'une ruche ou l'orage qui gronde. J'entends les eaux diluviennes dévaler le métal brillant d'une usine. Je m'endors à mon tour avec sous les paupières des barbelés, des terrains vagues, des immeubles gris, des ciels rougeoyants, des tubes gigantesques qui transportent le gaz partout sous la terre. Je m'endors dans la géopolitique du corps qui partage mes nuits puis me réveille avec la conviction que le sujet n'est jamais celui de mon impuissance.

Les martinets

Ce matin, papa et moi partons marcher très loin, très loin le long de la rivière, empruntons un sentier que seules les bêtes et ma famille connaissent. La forêt dense borde la crue. Le bois séché dessine des visages. Les castors côtoient les feux des gitans. Les ronces et les racines trempent dans les marécages. Tandis que les semelles pénètrent la glaise noire, il faut se courber et repousser les branches qui nous griffent les joues. Il faut porter le masque qui permet de passer en secret sous les arches. Il faut accepter de pratiquer une forme d'errance qui est aussi une forme d'inquiétude. Il faut vouloir appartenir au culte de l'été, s'enivrer d'une croyance sanguine. Alors le sentier bifurque vers la droite et disparaît. Excités et anxieux, nous entendons la cascade derrière le cœur des arbres. Nous découvrons un vaste berceau de pierre blanche entouré par les falaises et traversé par la rivière qui gronde. Je connais ces gorges sans nom depuis que je suis enfant. Cela fait de nombreuses années que personne ne s'aventure ici. Papa me raconte que des touristes en kayaks se sont fait lapider et dépouiller par des adolescents aux regards brisés. Nous parvenons à vaincre le courant pour atteindre un petit ilot qui siège seul au milieu des flots, berceau ceint dans la démesure du monde. On s'allonge sur les galets, je laisse mes paupières brûler en écoutant le courant et au loin le sifflet d'un train perdu, fantôme de rouille et de métal que j'imagine chuter dans le lit de la rivière. On rit à n'en plus finir entre les flancs des montagnes. On se baigne ensemble mais on ne se touche pas. La bière et le vin sont bus. Un amour gêné nous empoigne et un goût de cendre durcit nos lèvres. Mes pensées dévalent, les sons m'emplissent et la chaleur me frappe. Lorsque j'ouvre les yeux, je remarque que des centaines de martinets volent autour de nous. Je n'en ai jamais vu autant. Ces oiseaux migrent durant dix mois entiers sans se poser une seule fois, ne touchent la terre que par accident. Pourtant leurs ailes en forme de faucilles fendent l'air, tourbillonnent à la manière d'un grand ballet, rasent la rivière comme s'ils l'attaquaient, rasent nos corps comme si nous faisions partie de la rivière. Lorsque l'un d'eux percute la tête de papa, je demeure silencieux. Nous restons allongés et muets face à la menace, conscients depuis le début d'avoir transgressé par notre parcours ce que nous ne pouvons franchir par la voix. À la tombée du soir, tandis que les arbres tremblent sur les berges qui scintillent, papa évoque en pleurant les bouteilles de mémé. Ce n'est pas un vent paisible qui souffle sur ma peau.

La gare de Livron (confluence des fantômes des familles)

J'adore cette gare. Elle est belle, non ? Les yeux de Lilou s'embuent pendant qu'elle regarde à travers la vitre du train les bâtiments fissurés et les fenêtres brisées. C'est une vieille gare grise au milieu de terres arides. Ici, le vent qui feule dans les fourrés est aussi sec que la corne des pieds ; son souffle froisse la flore et fait de chaque chose son instrument. Les humains qui attendent sur le quai deviennent flétris comme des parchemins, épineux et sifflants comme des dragons des sables.

David venait souvent m’y chercher. J'imagine Lilou attendre son père parmi les arbrisseaux de la garrigue, les joues roussies par le vent. J’imagine son père, échalas aux allures d’ange noir, faire la route jusqu’à cette gare avec une voiture de tôle chevrotante. Je l'imagine lui prendre la main et je m'imagine moi, caché derrière un entrepôt sans âge, un peu à l’écart pour les regarder.

Tu sais j'aime les minuscules gares de campagne, plantées depuis toujours au cœur de paysages déserts. La tête de Lilou est ballotée par le rythme des roues sur les rails. Lorsqu’elle évoque David, c’est toujours le même regard qui s’en va par la vitre du train, calmement égaré dans les jours d'avant. Je sais qu’elle pense à la musique qu'il jouait, à sa mère seule, à la petite fille du soleil, aux maladies adultes qui blessent l'enfant resté en nous. J'ai vu ce regard mille fois mais je ne sais toujours pas comment me comporter. Je serre timidement sa main, craignant de pénétrer un espace qui ne m'appartient pas, craignant que ma présence dérange une ombre.

J'aime leur drôle de mémoire. Soudain le soleil tombe et la petite gare devient un point scintillant sur une carte éteinte, un théâtre habillé de lanternes suspendues, un portail où s'emmêlent toutes les lignes de pas. Des silhouettes fuligineuses portent à leurs lèvres mauves de longues cigarettes avec cette sensualité arrogante, nonchalante et vulnérable que l'on acquiert en errant dans la nuit. Je comprends alors que nous sommes de véritables voyageurs et que les wagons glissent vers de nouveaux royaumes.

Je ne sais pas si la chaleur de ma main aide Lilou à surmonter le froid de cette main perdue qui tenait la sienne sur le quai de la gare de Livron. Je ne sais pas s'il existe une zone dans sa chair où son amour pour son père rencontre son amour pour moi. Mais je sais qu'au-delà des terres arides coule notre rivière dont le courant est inverse au trajet du train, notre rivière dans laquelle les cendres de ma grand-mère ont également été jetées, quelques kilomètres en amont. Alors j’ose serrer la main de Lilou un peu plus fort.

L'appartement

Notre appartement ressemble à une sphère.

Ses trois pièces disposées en arc de cercle s'ouvrent sur l'extérieur, s'avancent ainsi vers la rivière à la façon d'une parenthèse allongée, comme si nous étions sur un promontoire permettant de parler aux poissons.


Dans la cuisine, c'est une lumière franche et chaude, méridionale, qui baigne les basilics et la vaisselle.
On s'y sent en vie, en activité, travailleurs paisibles vêtus d'une vieillesse cousue par le café, le gaz et le savon.
Les plantes sont légion : placées en haut des placards et dans les angles, elles touchent le plafond, tombent sur le frigo et l'évier.
Qu'il est agréable d'ouvrir les yeux sur une forêt d'habitudes, d'écarter leurs lianes plutôt qu'un rideau de perles.
On y reste souvent pour comploter sous le soleil.

Dans le salon, la plus grande pièce, c'est une lumière pleine d'équilibre, de rondeur mais, à partir d'une certaine heure, il s'agit d'allumer une pierre rouge à côté du miroir et de communier parmi les livres, d'écouter le bruissement du soir ou de rêver aux arabesques sur les tapis (le halo de la pierre rouge ressemble à l'haleine du corail).
Nous y côtoyons un peuple de plantes et j'aime particulièrement le kokedama, petite planète ovale en terre de ketoh tapissée de mousse et corsetée par du fil de nylon sur laquelle s'élève une tige aux fleurs rose pâle. Ses racines commencent à se sentir à l'étroit ; ce sera un crève-cœur de le rempoter, mais c'est ainsi lorsqu'on fabrique la planète des autres.
Les plantes les plus grandes penchent leurs feuilles vertes et grasses sur la table basse et sur les mains qui boivent la tisane ou le vin (je crois en leur bienveillance).

La chambre semble toujours traversée par un vent frais et une lumière bleue, irréelle, argentique.
Aucun rideau n'est suspendu à sa fenêtre mais j'en vois pourtant un qui ondule légèrement.
Une petite salle d'eau lui est contiguë (on y vient parfumer et peindre ses secrets).
La fougère qui habite le toit de la garde-robe ressemble à une sorcière échevelée. Ses pattes velues progressent à l'aveugle. Son envergure est tendre. C'est un des seuls êtres dont l'expansion me paraît innocente.

En face de l'appartement, à quelques mètres, la rivière d'amande ou de givre s'écoule.
On entend son courant tout le jour et toute la nuit, comme une bande magnétique, comme une respiration, même lorsqu'il est doux et que nos hublots sont fermés.
J'ai toujours connu cette rivière. Elle est bordée par une zone limoneuse de vignes sauvages et d'espèces amphibies. Ses eaux me disent lorsque la neige a fondu plus haut dans la vallée.
Lilou veut que je demande à la mairie d'élaguer quelques arbres afin qu'on la voie encore mieux.
J'imagine parfois que la vague de lumière bleue submergeant notre chambre provient de l'esprit de la rivière gelée, lequel s'envole en volutes et pénètre les foyers chaque hiver.
Je n'ai jamais ressenti le besoin de voyager.

Grand Nord

La maladie tisse sa toile dans le ventre de Lilou et chasse son désir de danser. Je ne peux que lui sourire, infuser du tilleul et caresser son front. Nos rituels amoureux allument de faibles lumières. Le froid de décembre envahit la sensualité des plantes. Lilou continue tous les jours de soigner des corps étrangers tandis que la douleur assiège le sien. La sage-femme semble avoir abandonné le ventre de ma compagne comme on rebrousse chemin devant un champ de mines, comme on détourne la tête devant un terrain vague. Alors, pendant que Lilou souffre de guérir des inconnus qui ne la guériront jamais, d'aspirer dans son corps souffrant les souffrances de corps qu'elle n'aime pas, j'enfile ma chapka, deux pulls, ma doudoune, mes chaussures trouées, et je marche sous la neige jusqu'au quartier bourgeois où se situe le fameux cabinet. J'entends rire la sage-femme à travers la porte qui nous sépare. Je patiente quarante minutes mais elle demeure cachée ; l'heure du couvre-feu arrive et Lilou terminera bientôt sa journée. En sortant de la salle d'attente banale et ouatée dans laquelle j'étais assis avec ma colère insatisfaite, je prends bien soin de laisser tomber des flocons partout puis parcours de nouveau quatre kilomètres sous les étoiles blanches qui ne cessent de glisser avec lenteur sur le rideau de la nuit. Quand j'aperçois Lilou au milieu du pont embrumé, balayé par les bourrasques et les faisceaux des phares, je me demande : comment parvient-elle à masser des heures durant des corps deux fois plus gros qu'elle avec une épée dans le ventre ? Elle s'avance vers moi, munie de son mètre cinquante-cinq et de multiples couches de vêtements ; emmitouflés comme des trappeurs et recouverts par plusieurs centimètres de neige, on ressemble à de petits êtres du Grand Nord. Si quelqu'un venait à nous pousser, certainement qu'on se mettrait à rouler tellement nous sommes ronds. Une fois parvenus chez nous, la couette remplace nos manteaux et la bouillotte réchauffe nos pieds. Je pose une main sur le ventre de Lilou et me mets à rêver de ses yeux en amande surplombant le masque léopard et dissimulés sous l'immense capuche en fourrure. Je me mets à rêver de chasses sylvestres et de feux orphelins, de territoires perdus et gelés que nous ne connaissons pas, de peuples éleveurs de rennes que nous ne verrons jamais, du Kamtchatka et du Cap Dejnev, sur les falaises duquel s'écrasent les vagues scélérates, les vents et les mythes. Le lendemain matin, Lilou quitte une nouvelle fois l'appartement au côté de sa douleur pour affronter le monde du travail et de l'hiver. Le soir, quand elle rentrera, je lui aurai préparé un grand bain de lait infusé à la rose, avec des pétales séchés et du sel d'Espom, et nous nous déshabillerons au milieu des bougies.

L'autoroute

Lorsqu'une femme le quitte, mon père vacille au volant de sa voiture.
Des lucioles mouchètent sa rétine, les lignes blanches commencent à trembler, son cœur s’accélère puis s’éteint.
Lorsqu'une femme le quitte, mon père s'évanouit sur l'autoroute.
Heureusement, il a pu ralentir et déposer son sommeil sur le bas-côté.

Après avoir retrouvé la vie dans sa petite chambre des urgences, mon père ne pense qu'à la solitude de son chien.
Peu importe la rupture, peu importe l'accident, seule la conscience de la bête orpheline lézarde la voix de mon père ressuscité.
En son absence, personne ne peut s'occuper d'un animal aussi farouche, auquel il a transmis les moindres nuances de sa nervosité. 
 
La robe du chien de mon père brille de feu et de gris, et je sais que personne ne choisit sa fourrure.
Depuis des années, cette robe réchauffe la maison en vieilles pierres nichée sur le flanc d'une montagne en forme de cratère.
Seul dans la maison, le chien attend dans l'ignorance.
Il ne sait jamais lorsque mon père rentrera mais il continue d'être, dans un temps sans périodes, le gardien de son monde.

Mon père et son chien dorment d'un œil, collés l'un à l'autre sur un petit matelas.
Leurs respirations s'accordent jusqu'à l'aube : pas de place pour une femme.
Ce que le fils sait et que le chien ne sait pas : ischémie — le maître reviendra après-demain.
Ce que le chien est le seul sur Terre à savoir : le battement caverneux du cœur de mon père dans l'étang de la nuit.

Lorsqu'un fils entend les pleurs de son père au cœur mal irrigué
« Je suis désolé, c'est juste mon chien... », il perçoit dans ce juste la pudeur des meutes et la honte des familles.
Alors j'ouvre la fenêtre de l'hôpital, distingue la montagne tout là-bas, puis joins mes paumes en fermant les yeux sur l'hiver lumineux.