Ulysse

Volga hume le sol, écoute le vent et interroge les arbres. Il y a seulement quelques jours, elle ignorait tout de la brume qui s'enroule comme un reptile autour du pied des chênes. Il y a seulement quelques jours, elle ignorait tout du royaume d'Ulysse, de la forêt de mon père ; elle ne connaissait que les odeurs rances des races mêlées de peur et de terre, les cages alignées, les aboiements continus, les barreaux et les babines, la bave et les dents, les longes et les mousquetons. Il y a seulement quelques jours, j'ai eu mal au ventre dès notre arrivée à la fourrière. Une fois orphelins, les animaux enfants redeviennent des animaux matière. Les chiens sont des enfants que l'on achète, que l'on abandonne, que l'on remplace, comme si c'était la présence d'un autre qui comptait plutôt que les chiens eux-mêmes, comme si avoir un nouveau chien était le remède immédiat à la perte du chien précédent, comme si on faisait le deuil d'un amour en entamant le suivant, comme si ce n'était pas Ulysse mais l’idée de l'amour du chien qu'on aimait, comme si la fonction ou la place supplantaient la forme ou le corps, comme si on n’avait pas pris le temps de pleurer Ulysse, puisqu’il est inutile de pleurer une idée, puisqu'on ne pleure que les corps.

Il y a seulement quelques jours, Ulysse ne parvient plus à se lever, alourdi par une gigantesque poche ventrale. Au petit matin, sur la route en direction de la clinique, il lève une oreille quand il sent l'odeur d'un chien à travers la vitre du coffre : une étincelle de vie, de vigilance, de lien à son espèce. Mon père l'allonge sur la table du vétérinaire et chuchote à son immense oreille. Tu es grand et fort. Tu as le droit de te reposer. Endors-toi maintenant. Le corps du chien se relâche, urine ; tout se déverse, quelque chose s’en va. On reste assis un moment dans la voiture à égrener les photographies de ce chien magnifique. Le doigt de mon père tremble sur l'écran du téléphone. Comment toucher l'image d'un corps absent ? De retour au village, on marche jusqu’à l'ancien royaume d'Ulysse, où coule l’eau claire d’un affluent. On se baigne dans le trou d'eau glacé. On essaie de profiter de notre vie ensemble. On pousse ensuite en silence la porte de la maison. On supprime tous les indices sur les tapis de la chambre. L'espace du quotidien de mon père, de sa préoccupation, l'espace de la maison, l'espace du village, l'espace de la planète paraît soudain entièrement dégagé, car Ulysse était énorme et perdait beaucoup de poils. Aujourd'hui, lorsque je regarde la forêt, je ne vois toujours que sa fourrure. Sa présence est partout entre les arbres.

Il y a seulement quelques jours, lorsque mon père m'annonce la mort d'Ulysse, sa voix est exactement la même que lorsqu'il m'annonce la mort de Charly, il y a huit ans, et la mort de Gaspard, il y a vingt-deux ans. C'est une voix rare et unique. Les chiens défunts de mon père sont comme des perles assemblées par le fil de l’espèce. Le fil de l’espèce s’enroule dans la voix de mon père lorsqu’une nouvelle perle vient percuter les autres. Mes souvenirs de ces chiens sont comme des fragments rassemblés par la voix brisée de mon père. Les chiens de mon père sont tous différents, mais font le même son lorsqu’ils meurent en lui : le son du Chien. Il y a quelque chose d’à la fois réducteur et superbe dans ce son monolithique. Tous les chiens ont un museau de chien, des oreilles de chien, des pattes de chien, une langue de chien. Tous les chiens aboient. Tous les chiens de mon père aiment mon père en tant qu’il est lui-même, avec sa voix, ses yeux, ses habitudes, sont attachés par mon père à l’aide de la même laisse, dorment contre mon père dans le même lit, marchent avec mon père dans la même forêt, imitent la même nervosité de mon père. Il est à parier que les chiens de mon père se rencontrent et se côtoient à travers lui, non seulement à travers sa mémoire mais aussi à travers son corps, que sa mémoire charnelle des chiens perdus informe le chien retrouvé.

Aujourd'hui, Volga sent l'odeur d'Ulysse. L’odorat des chiens est tel qu’ils peuvent sentir le passé, les choses disparues. Le lien d’un chien aux autres chiens est un souvenir qu’ils sentent plus que tout. Volga sent Ulysse partout : dans le coffre de la voiture, sur les pierres de l’escalier du perron, sur les tomettes de terre cuite du salon, sur les tapis persans de la chambre, dans les draps du lit de mon père, sur le cuir du collier de la laisse, dans la main de mon père, sur le goudron de la route qui mène à la forêt, partout dans la forêt, sur les épines de pin, sur les corolles des champignons, sur les litières d’humus, sur les mousses endormies, dans les herbes hautes, contre l’aubier des grands arbres, dans le vent du début d’hiver. Peut-être se dit-elle : quelle est cette odeur de chien perdu qui imprègne encore ma maison, mon maître, ma forêt ? Peut-être sent-elle un corps semblable au sien qui n’est pas le sien et qui a occupé exactement la même place que le sien. Peut-être sent-elle qu’elle succède à un autre. Peut-être sent-elle qu'elle se colle à un chien précédent quand elle se colle à mon père.

Comprenez que les lieux parcourus par le corps de mon père et que le corps de mon père lui-même sont saturés par les corps des chiens perdus qui, à l'instar de tous les fantômes, ont une odeur — or, comme on sait, les chiens fantômes sentent fort et les chiens vivants ont un très bon odorat. Les humains ne parlent ni avec les chiens ni avec les fantômes, mais l’odeur d’Ulysse imprègne encore le monde pour le museau de Volga, malgré tous nos efforts afin de supprimer les indices. Les chiens sont des enquêteurs nés qui créent des fils avec les traces. Les chiens ont un meilleur flair que les amants et ne jalousent pas les anciennes relations. Ils éprouvent de la curiosité pour le cortège canin qu'ils couronnent. Ils comprennent sans effort qu'une place semblable peut être occupée par des corps différents et qu'il s'agit là de l'histoire ordinaire des rencontres. Peut-être que Volga connaît Ulysse, qui lui-même connaissait Charly, qui lui-même connaissait Gaspard. Peut-être que Volga les connaît tous les trois. Peut-être qu’ils se connaissent tous. Peut-être jouent-ils ensemble dans la forêt, peut-être sont-ils amis, ces chiens solitaires et méfiants comme mon père, ces chiens qui, comme tous les chiens humains, ne peuvent librement côtoyer les membres de leur espèce d’origine.

Ulysse s’en va, et ce départ exceptionnel d’un chien unique est aussi l’inlassable répétition d’une très vieille perte. Ainsi, mon père doit chaque fois recoudre sous une nouvelle forme le même membre amputé. Le bruit de la perte est identique, tout comme les aiguilles et la trame, mais vient un nouveau chien pour remplacer le précédent. Pourtant, ce nouveau chien est encore un peu le même, c’est-à-dire un prolongement du corps des autres chiens à travers le corps de mon père. Comprenez que ce dernier commet parfois l'erreur d'appeler Volga Ulysse. Cette alliance infinie entre mon père et ses chiens n’a pas besoin d’être visible pour embaumer l’espace. Ne pensez pas qu’il s’agit là de grands mots mystiques brodés dans le vide du ciel ; il s’agit au contraire de petites cellules odorantes épinglées dans la matière du monde. Il y a seulement quelques jours, Volga ignorait tout de la lumière qui s'élève doucement derrière Rochecourbe ; lorsque je vois son ombre horizontale prolonger l'ombre verticale de mon père, c'est le temps qui s'agglutine.

Vitre

Je mache la viande du midi en pensant à mon grand griffon vendéen qui repose sous la terre du jardin. J'imagine ses poils se mêler aux racines et à la glaise ; leur gris délavé me rappelle la couleur des cheveux de mémé (la fourrure résiduelle des morts). Dans le journal, un loup a encore dévoré un troupeau et un chasseur a encore tiré sur un promeneur.

Je n'ai jamais tué pour me nourrir et je n'ai jamais explosé de douleur à la mort de quelqu'un. Mieux vaut rester propre, feutré, maîtrisé. Mieux vaut cacher les grondements sous un drap de décence. Je ne me tache pas les mains avec la terre d'une tombe ou les organes d'une biche.

Mes repas et mes enterrements ressemblent à de froides séparations. Mes rituels tissent une parure sur l'échine des bêtes. Je ferme les yeux devant le gibier et je me tais à l'église. Je ne veux pas voir le sang ni entendre ma voix. J'efface leur âme puis tranche leur matière. Je déglutis ma honte puis crache mon costume. J'évite la violence comme on couvre un miroir. Après avoir consommé la chair des autres, je lave à grande eau mon émotion rouge. Je passe l'éponge sur la nappe, le plumeau sur le suaire.

Je vis le deuil à la manière d’un lien rompu entre deux espèces qui se côtoient pourtant. Mes proies lointaines et mes proches disparus retournent à une terre de laquelle je pense m’être envolé, alors je les regarde par transparence, comme la faune et la flore, derrière la vitre du temps ou du langage, sans comprendre que personne n'habite un autre monde, sans comprendre que tous les mondes s'entrecroisent.

Couronnes et guenilles, lombrics et démiurges, brumes et minerais : une seule et même sphère. Jamais un esprit n'a pu s'échapper d'une poitrine. Aucune vapeur ne monte au ciel quand un c?ur s’endort dans la boue. Les pensées sont agrafées aux espaces et les vigilances s’effleurent. Chacun peut trembler en cas de rencontre et choisir de traquer en silence, mais moi seul déguise ma dévoration et ma tristesse pour mieux régner en aveugle.

Alors je désire parfois une prière à l’image d’un torrent, une implication spectaculaire dans le cauchemar. Mais je ne sais toujours pas s'il est bon de se tacher les mains avec la terre d'une tombe ou les organes d'une biche. Je ne supporte pas non plus ce fantasme d'une sauvagerie perdue que la nudité de nos actes permettrait de retrouver. Je me méfie autant de ceux qui cachent leurs grondements sous un drap de décence que de ceux qui se sentent autorisés à crier.

Les cendres de mémé ont été jetées à quelques mètres seulement, dans la rivière en contrebas. Je comprends que le rapport au temps est différent lorsqu'on dispose d'un jardin riverain : on peut voir pousser les cèdres, inhumer son chien ou noyer sa famille. À travers la fenêtre, des faucons affaités tournoient autour d'une colonne de fumée qui s'élève entre les arbres. Puisque les morts ne me sont pas étrangers, j'aimerais parfois les toucher de mes mains, mais j'aurais peur de me faire piéger par ce que j'ai rendu invisible.

Le volley

Papa est un excellent joueur de volley-ball. Je ne sais pas d'où provient cette mystérieuse affection ni ce qu'elle signifie pour lui. J’imagine sa jeunesse dans le bruit sourd des gymnases, son corps en sueur sur le sable jaune des plages.

Papa semble vivre dans un grand rêve. Il rencontre maman dans un club parisien en tant qu’entraîneur de l’équipe féminine. Elle remarque les filles autour de lui et jalouse France Gall dont il est amoureux. À cette époque, je ne saurais dire si papa sait prendre soin de maman, s'il comprend son intelligence et ses désirs, ou s’il s’intéresse seulement au volley, si elle appartient en vérité au grand rêve qu'il parcourt sans être vraiment là, les pieds dans l’écume.

Je ne connais presque rien de l'enfance de papa. Je parviens seulement à voler quelques-uns de ses souvenirs au bord de la rivière après qu'il a un peu trop bu. J'imagine les bouteilles de mémé qu'il cache sous son lit et le grenier dans lequel il se réfugie pour éviter un grand-père dont j'ignore le nom. Une fois adulte, la main gauche de papa tremble encore au moment d'écrire. Je crois qu'il aurait voulu faire des études pour se sentir légitime à penser, à discuter. Je crois que son corps de volleyeur lui permet d'exister en dehors du langage, de la famille et de l'école.

Papa se souvient de manière vaporeuse et n’écoute pas toujours lorsqu’on lui parle. Il se souvient de certains événements mais pas du tout de ses états d'âme. À l'entendre, on dirait qu'il commence à développer une vie intérieure seulement lorsque ses enfants naissent.

Il nous apprend à jouer au volley lorsque Camille et moi sommes petits. Il nous lance la balle — cette belle balle jaune et bleue, légère et ferme, duveteuse comme une pêche. Il m'apprend les gestes et je suis plutôt adroit. Je ressens beaucoup de plaisir à renvoyer ses attaques des heures durant : la balle qui monte en arc de cercle, le bruit parfait de sa paume qui claque en l'air, mes genoux qui tombent dans la peinture de l'herbe, mes avant-bras rougis par le choc. Plus tard, lorsque j'échoue à déployer mon véritable niveau lors des compétitions, j’entends la colère se débattre à l'intérieur de papa. On dirait qu'il souffre sur le terrain à ma place. Une autre part de lui me dit d’aimer les perdants. À quinze ans, j’abandonne définitivement le milieu du sport, et personne ne me retient.

Papa continue le volley mais sa frustration grandit peu à peu. Dans le petit gymnase de notre petite ville de campagne, il trouve ses partenaires trop mauvais pour lui, trop peu investis à l'égard de ses souvenirs. Il apprend surtout la frustration de lui-même, la menace terrible et profonde de ne plus être aussi fort qu'avant. Il ne peut plus jouer des heures et des heures, boire toute la nuit puis jouer à nouveau le lendemain, parcouru par cette sorte de sève magique et infinie, tombée du ciel jusque dans les veines. La passion de papa pour le volley lui fait découvrir la vieillesse, éteint son mythe de résistance. Il se rompt le tendon d'Achille. On lui diagnostique un peu de diabète. Son corps ne lui correspond plus, alors il déserte les gymnases. 

Papa ressemble parfois à un corps sans conscience en errance électrique, parfois à un corps songeur au milieu de la brume. Je sais qu'il peut multiplier les mouvements ou plonger au fond de lui avec le même regard lointain. Je connais toutes les formes de son agitation, toutes les nuances de son absence au monde, et n'envisage pas de remède. Je sais qu'il m'a transmis des mains tremblantes et un besoin anxieux de sentir mes muscles.

Lorsque nous sommes allés courir deux fois ensemble l'année dernière, sur la corniche de Marseille, baignés dans la lumière du Sud, je ne me suis pas retenu de progresser loin devant lui, je n'ai pas attendu sa mémoire. Depuis quelques semaines il court vingt kilomètres tous les matins, tellement plein de pensées qu'il ne peut les retenir, animé par une sorte d'obsession du temps.

IRM

Ce matin, je me réveille à cinq heures trente parce que l'IRM est à sept heures. Tandis que Lilou fait ruisseler l'eau sur ses paupières, je prépare les oeufs comme d'habitude avec, devant les yeux, un léger voile de tendresse. Hier soir, une dispute encore à propos de rien ou à propos de tout, les signaux faibles de la rancune qui palpite, l'impossibilité de la confiance et le goût du conflit, puis les retrouvailles après avoir escaladé l'arbre infini du langage en buvant une bouteille de Madiran sur la petite table en bois de la cuisine. Une fois disparue, la noirceur semble appartenir à un passé absurde, à une profonde bêtise d'enfant, la douceur et l'apesanteur paraissent des évidences, on rit du maléfice renversé sans effort. Ce matin un voile de légèreté et de tendresse abîme mes yeux après cette courte nuit (nous avons hiberné en souriant avec l'inquiétude du lendemain lovée entre nous comme un motif supérieur de réconciliation). Je prépare les oeufs puis nous parcourons la ville à demi-morte, prenons trois métros avant de gagner la colline de la Croix-Rousse. Mon humour est naturel, sans peine ni acidité, mes paroles et mes gestes flottent dans un bain de nonchalance lucide. Je suis si fatigué que le regard des autres n'existe plus. Mon étrangeté se balade tranquillement. J'ai sur les choses un pouvoir d'endormi. Cette IRM est importante, on l'attend depuis de nombreux mois, on espère qu'elle nous apportera des réponses (hier Lilou a écrit quelque chose dans son carnet). Au milieu de la nuit du matin, du monde qui sommeille, derrière mon voile léger, mon humour parfait et l'insouciance rêveuse de ma fatigue, je trouve l'hôpital magnifique. Les allées et contrallées se déploient sur un grand plateau horizontal parsemé de lumières, de voitures et de buissons. Nos pas résonnent sous les arcades qui se succèdent, bâtiment A, bâtiment C, bâtiment E. J'adore les hôpitaux comme j'adore les gares, lieux publics et transitoires par excellence dans lesquels je me sens libre de pratiquer l'errance et l'anonymat. Dans l'hôpital au milieu de la nuit du matin, je peux relever sans honte mon visage blanc et mes cernes bleus, prendre un café dans le vent tiède, regarder les blouses, croiser des figures plus étranges que la mienne, déambuler sans rendre de compte à personne. Le temps des actes est suspendu à un fil invisible. Les corps s'enroulent confusément lorsqu'ils passent devant moi. Les mots acides que j'ai adressés à Lilou hier soir me reviennent par vagues et, alors que j'excelle dans l'attente de l'imagerie de mon amour, le soleil se lève et m'arrache l'insouciance du fantôme.

Janis Joplin

Je me souviens de son univers comme si j'étais le personnage d'une de ses histoires. En les lisant, j'effleure la marque laissée en elle par les déménagements successifs, les nuits musiciennes et les disputes en bord de mer.

Petite fille, elle s'était retrouvée seule au fond des bois, à la merci de la pluie battante, et avait dû rejoindre avant la nuit le chemin de terre longeant la voie ferrée. Elle m'a raconté à plusieurs reprises cette scène, les yeux chaque fois secoués d'une étrange lumière. Derrière l'insouciance festive de ses parents, alors que les années soixante battaient leur plein, se camouflait une enfance douloureusement nomade et abandonnée au coeur de la forêt.

Elle se dépeignait comme une écolière garçon manqué tout le temps amoureuse. Elle s'écorchait sans cesse les genoux sur le goudron de la cour. Elle s'entichait invariablement des derniers de classe et il m'a semblé qu'à l'âge adulte perdurait en elle une forme d'attirance maternelle et aventurière pour les hommes qui ne cochaient pas les cases.

Ses récits évoquaient des pères soûls et beaux comme des diables, des jeunes filles accouchant seules au milieu du désert, des violences dans le bazar d'une maison, des gamins qui courent au milieu de champs pelés, des envies de chambre au bout du monde.

Elle aimait les grands bruns ténébreux, les échalas aux yeux corbeau, ceux tout droit sortis d'un livre de Faulkner ou d'un film de Dumont que l'on croise frappés de sécheresse sur une bande d'arrêt d'urgence. Elle aimait son mari et elle détestait entendre sa voix commenter les informations de la radio au réveil. Elle aimait la solitude le matin, le bruit des oiseaux, le jardin de bambous à travers la véranda. Elle aurait voulu pouvoir continuer de fumer, pour le geste, la contenance, le charisme d'une reine sauvage. On aurait pu planter des poignards dans son turban et accompagner son sourire d'un vent des steppes. Elle m'a confié plusieurs fois en riant qu'elle ressemblait à Janis Joplin étant jeune.

Je me souviens des feux gigantesques dans les champs, autour desquels on dansait. Je comprenais dans ces moments combien la bohème de son clan était faite d'éruptions, de rancoeurs et de silences. Lors des grandes fêtes nocturnes, aux abords de la maison de ses parents, déjà elle ne dansait plus ; elle restait dans son hamac royal et on venait la voir, lui parler, la divertir, butiner entre les nôtres ses paumes et sa lumière.

Son recueil est paru quelques semaines avant son départ. Je me suis souvenu qu'elle veillait sa mère en buvant du café et du rosé. Je me suis souvenu de son goût semblable au mien pour les maisons et les forêts. Je me suis souvenu qu'elle disait avoir besoin comme moi de faire se rencontrer entre elles les personnes qu'elle aimait. Je me suis souvenu qu'elle souhaitait comme moi que tout le monde rencontre sa famille.

Les derniers temps les médicaments la rendaient terriblement vaporeuse et gaie. La chimiothérapie et la morphine la transportaient dans un monde de béatitude qui nous faisait pleurer quand il la faisait rire. Elle continuait parfois de dessiner ses femmes fumeuses maigres et mauves, évanescentes et cernées.

Il était dix heures du matin un jour d'octobre lorsque j'ai appris qu'elle était partie. La baie vitrée de ma maison en banlieue nord accueillait la pluie claire et les rayons du soleil. Je suis allé finir mon café et ma cigarette dehors. En me levant j'ai eu conscience de tous mes gestes, ils se sont décomposés.


Mimoza

Tu vis parfois près de la gare Perrache dans un monde souterrain et bétonné, parfois près du jardin des Chartreux dans un monde en altitude et arborescent, d'autres fois dans un vieil hôtel de Villeurbanne lorsque la trêve hivernale le permet.

Je crois que tu aimes venir à l'école. Il fait plus chaud que dans la tente et, si c'est possible, on te fait prendre une douche et manger des croissants avant de commencer les cours. Ensuite tu essaies de calculer avec Mathieu, de lire avec Nolwenn (je vois un petit halo de concentration t'entourer).

Toutes les filles de la classe touchent tes cheveux, te prennent la main, te chuchotent à l'oreille, et dans ces moments tu souris de manière un peu douloureuse. Je crois que tu reconnais l'enfance des autres élèves, la féminité complice des autres filles, mais tu ne peux pas baisser ta garde, dévier ton énergie, adoucir ton combat. Je sens chez toi une détermination qui me rassure et me terrifie. J'essaie à mon échelle confortable de m'en inspirer.

Il me semble que l'école est un lieu de repos pour toi mais surtout une étape de ton voyage à travers laquelle tu penses accomplir une mission très sérieuse. Tes progrès en français sont remarquables et tes parents, eux, n'en parlent pas un mot. Quand je les reçois c'est toi qui nous permet de nous comprendre, qui fais l'intermédiaire, et souvent c'est pareil dans la rue, à la boulangerie, à la sécurité sociale, tu prends place au milieu avec ta petite taille.

Tu as dix ans, les joues rondes et la peau hâlée. Tes pupilles fusain deviennent parfois vitreuses à cause de la fatigue et des maladies, mais ton regard n'est jamais rude. Tu esquisses un refus quand je te propose un matelas pour t'allonger mais la nausée qui ronge ton ventre t'oblige à accepter.

Chaque après-midi je vais chercher une horloge et t'amène hors de la classe. On s'assoit par terre dans le couloir et je t'apprends à lire l'heure. En vérité cet exercice scolaire n'est qu'un prétexte à notre échange humain. En même temps que tes petits doigts tournent les aiguilles, ton accent timide de Rom albanaise dépeint ton univers et j'en imagine les couleurs.

Papa se lève à six heures et on ne sait pas trop ce qu'il va faire, seul dans la ville éteinte (parfois il ne revient pas avant plusieurs jours). Maman se lève plus tard, vers sept heures, le vent est toujours un peu froid, même pour elle et son gros ventre (tu fronces les sourcils en bombant le tien). Tu m'évoques l'alcool et les bagarres, les danses autour du feu, les policiers méchants.
Lorsque je t'explique que pour certains croyants il existe plusieurs dieux, tu rigoles et me dis « Mais non mais non » avec l'air de m'apprendre quelque chose.
Tu n'aimes pas l'ami de papa avec sa bouteille et son couteau. Ton petit frère risque de mourir d'une grave maladie. A l'école beaucoup de copines ne vivent pas dans la rue et tu n'aimes pas en parler, sur ton visage je lis des émotions complexes qui peuvent ressembler à celles qu'on range derrière le
mot « honte ».
On parle de se coucher sans maman, à la nuit noire. Montre-moi sur l'horloge quelle heure il est à la nuit noire. On dit que c'est mieux de se coucher avec elle.
Et surtout, si on a le temps, on parle de grand-mère qui habite en Albanie, de son grand terrain plein de caravanes, de balançoires et d'herbes hautes. Est-ce qu'elle est gentille ? Oui très gentille. Et tu m'as dit qu'elle avait un chien, est-ce qu'il est mignon ? Ah oui très mignon, on peut lui caresser la tête, courir à côté. Tu aimerais avoir le chien avec toi le soir, tu aimerais vivre chez ta grand-mère.

La perspective de la fête de fin d'année t'émerveille : tous les enfants, les parents, les professeurs réunis dans la cour autour de grandes tables garnies de boissons et de nourriture. Tu me dis que pour l'occasion ta mère prépare un gros gâteau albanais et que tu aimerais que je sois là. Mais moi j'évite le plus possible les événements collectifs, surtout dans le cadre professionnel, je ne peux pas vraiment t'expliquer pourquoi. En début de soirée j'hésite longuement puis je décide de ne pas venir ; je ne sais pas si ça t'a rendue triste.

Le dernier jour j'allume l'écran de l'ordinateur et je clique sur Google Street View : On va regarder l'Albanie tous les deux, on va essayer de trouver la maison de ta grand-mère. Tes yeux s'agrandissent mais tu restes muette. D'abord l'espace de l'Europe, les frontières, les pays aplatis. Tu ne crois pas la carte lorsque tu remarques que la France est plus grande que l'Albanie. Puis tu me lis le nom des villes, puis on part visiter la tienne. On marche dans les rues, tu n'en reviens pas, je sens que ça te perturbe profondément de voir ton territoire lointain sur cette machine de l'école. Tu reconnais des immeubles abîmés, des cours grises, tes paupières papillonnent et ta main déplace la souris lentement. Puis brusquement ton corps amorce un mouvement de recul et je vois pour la première fois tes yeux pleurer. J'essaie d'observer ma respiration pour ne pas que mon coeur se brise.

On s'en va d'Albanie ? S'il te plaît.
Je ferme vite la page.

Mimoza, tu es la petite fille la plus courageuse que je connaisse. C'est déjà incroyable de porter un prénom pareil, et il te va à ravir. Je me souviens de tes longs cheveux noirs, soyeux et sauvages, et du jour où tu les as coiffés d'un diadème.