Ulysse
Vitre
Mes repas et mes enterrements ressemblent à de froides séparations. Mes rituels tissent une parure sur l'échine des bêtes. Je ferme les yeux devant le gibier et je me tais à l'église. Je ne veux pas voir le sang ni entendre ma voix. J'efface leur âme puis tranche leur matière. Je déglutis ma honte puis crache mon costume. J'évite la violence comme on couvre un miroir. Après avoir consommé la chair des autres, je lave à grande eau mon émotion rouge. Je passe l'éponge sur la nappe, le plumeau sur le suaire.
Le volley
Papa semble vivre dans un grand rêve. Il rencontre maman dans un club parisien en tant qu’entraîneur de l’équipe féminine. Elle remarque les filles autour de lui et jalouse France Gall dont il est amoureux. À cette époque, je ne saurais dire si papa sait prendre soin de maman, s'il comprend son intelligence et ses désirs, ou s’il s’intéresse seulement au volley, si elle appartient en vérité au grand rêve qu'il parcourt sans être vraiment là, les pieds dans l’écume.
Je ne connais presque rien
de l'enfance de papa. Je parviens seulement à voler quelques-uns de ses
souvenirs au bord de la rivière après qu'il a un peu trop bu. J'imagine
les bouteilles de mémé qu'il cache sous son lit et le grenier dans
lequel il se réfugie pour éviter un grand-père dont j'ignore le nom. Une
fois adulte, la main gauche de papa tremble encore au moment d'écrire.
Je crois qu'il aurait voulu faire des études pour se sentir légitime à
penser, à discuter. Je crois que son corps de volleyeur lui permet
d'exister en dehors du langage, de la famille et de l'école.
Papa se souvient de manière vaporeuse et n’écoute pas toujours lorsqu’on lui parle. Il se souvient de certains événements mais pas du tout de ses états d'âme. À l'entendre, on dirait qu'il commence à développer une vie intérieure seulement lorsque ses enfants naissent.
Il nous
apprend à jouer au volley lorsque Camille et moi sommes petits. Il nous
lance la balle — cette belle balle jaune et bleue, légère et ferme,
duveteuse comme une pêche. Il m'apprend les gestes et je suis plutôt
adroit. Je ressens beaucoup de plaisir à renvoyer ses attaques des
heures durant : la balle qui monte en arc de cercle, le bruit parfait de
sa paume qui claque en l'air, mes genoux qui tombent dans la peinture
de l'herbe, mes avant-bras rougis par le choc. Plus tard, lorsque
j'échoue à déployer mon véritable niveau lors des compétitions,
j’entends la colère se débattre à l'intérieur de papa. On dirait qu'il
souffre sur le terrain à ma place. Une autre part de lui me dit d’aimer
les perdants. À quinze ans, j’abandonne définitivement le milieu du
sport, et personne ne me retient.
Papa continue le volley mais sa frustration grandit peu à peu. Dans le petit gymnase de notre petite ville de campagne, il trouve ses partenaires trop mauvais pour lui, trop peu investis à l'égard de ses souvenirs. Il apprend surtout la frustration de lui-même, la menace terrible et profonde de ne plus être aussi fort qu'avant. Il ne peut plus jouer des heures et des heures, boire toute la nuit puis jouer à nouveau le lendemain, parcouru par cette sorte de sève magique et infinie, tombée du ciel jusque dans les veines. La passion de papa pour le volley lui fait découvrir la vieillesse, éteint son mythe de résistance. Il se rompt le tendon d'Achille. On lui diagnostique un peu de diabète. Son corps ne lui correspond plus, alors il déserte les gymnases.
Papa ressemble
parfois à un corps sans conscience en errance électrique, parfois à un
corps songeur au milieu de la brume. Je sais qu'il peut multiplier les
mouvements ou plonger au fond de lui avec le même regard lointain. Je
connais toutes les formes de son agitation, toutes les nuances de son
absence au monde, et n'envisage pas de remède. Je sais qu'il m'a
transmis des mains tremblantes et un besoin anxieux de sentir mes
muscles.
Lorsque nous sommes allés courir deux fois ensemble l'année dernière, sur la corniche de Marseille, baignés dans la lumière du Sud, je ne me suis pas retenu de progresser loin devant lui, je n'ai pas attendu sa mémoire. Depuis quelques semaines il court vingt kilomètres tous les matins, tellement plein de pensées qu'il ne peut les retenir, animé par une sorte d'obsession du temps.
IRM
Janis Joplin
Je me souviens de son univers comme si j'étais le personnage d'une de ses histoires. En les lisant, j'effleure la marque laissée en elle par les déménagements successifs, les nuits musiciennes et les disputes en bord de mer.
Elle se dépeignait comme une écolière garçon manqué tout le temps amoureuse. Elle s'écorchait sans cesse les genoux sur le goudron de la cour. Elle s'entichait invariablement des derniers de classe et il m'a semblé qu'à l'âge adulte perdurait en elle une forme d'attirance maternelle et aventurière pour les hommes qui ne cochaient pas les cases.
Ses récits évoquaient des pères soûls et beaux comme des diables, des jeunes filles accouchant seules au milieu du désert, des violences dans le bazar d'une maison, des gamins qui courent au milieu de champs pelés, des envies de chambre au bout du monde.
Elle aimait les grands bruns ténébreux, les échalas aux yeux corbeau, ceux tout droit sortis d'un livre de Faulkner ou d'un film de Dumont que l'on croise frappés de sécheresse sur une bande d'arrêt d'urgence. Elle aimait son mari et elle détestait entendre sa voix commenter les informations de la radio au réveil. Elle aimait la solitude le matin, le bruit des oiseaux, le jardin de bambous à travers la véranda. Elle aurait voulu pouvoir continuer de fumer, pour le geste, la contenance, le charisme d'une reine sauvage. On aurait pu planter des poignards dans son turban et accompagner son sourire d'un vent des steppes. Elle m'a confié plusieurs fois en riant qu'elle ressemblait à Janis Joplin étant jeune.
Je me souviens des feux gigantesques dans les champs, autour desquels on dansait. Je comprenais dans ces moments combien la bohème de son clan était faite d'éruptions, de rancoeurs et de silences. Lors des grandes fêtes nocturnes, aux abords de la maison de ses parents, déjà elle ne dansait plus ; elle restait dans son hamac royal et on venait la voir, lui parler, la divertir, butiner entre les nôtres ses paumes et sa lumière.
Son recueil est paru quelques semaines avant son départ. Je me suis souvenu qu'elle veillait sa mère en buvant du café et du rosé. Je me suis souvenu de son goût semblable au mien pour les maisons et les forêts. Je me suis souvenu qu'elle disait avoir besoin comme moi de faire se rencontrer entre elles les personnes qu'elle aimait. Je me suis souvenu qu'elle souhaitait comme moi que tout le monde rencontre sa famille.
Les derniers temps les médicaments la rendaient terriblement vaporeuse et gaie. La chimiothérapie et la morphine la transportaient dans un monde de béatitude qui nous faisait pleurer quand il la faisait rire. Elle continuait parfois de dessiner ses femmes fumeuses maigres et mauves, évanescentes et cernées.
Il était dix heures du matin un jour d'octobre lorsque j'ai appris qu'elle était partie. La baie vitrée de ma maison en banlieue nord accueillait la pluie claire et les rayons du soleil. Je suis allé finir mon café et ma cigarette dehors. En me levant j'ai eu conscience de tous mes gestes, ils se sont décomposés.
Mimoza
Je crois que tu aimes venir
à l'école. Il fait plus chaud que dans la tente et, si c'est possible,
on te fait prendre une douche et manger des croissants avant de
commencer les cours. Ensuite tu essaies de calculer avec Mathieu, de
lire avec Nolwenn (je vois un petit halo de concentration t'entourer).
Toutes
les filles de la classe touchent tes cheveux, te prennent la main, te
chuchotent à l'oreille, et dans ces moments tu souris de manière un peu
douloureuse. Je crois que tu reconnais l'enfance des autres élèves, la
féminité complice des autres filles, mais tu ne peux pas baisser ta
garde, dévier ton énergie, adoucir ton combat. Je sens chez toi une
détermination qui me rassure et me terrifie. J'essaie à mon échelle
confortable de m'en inspirer.
Il me semble que l'école est un lieu de repos pour toi mais surtout une étape de ton voyage à travers laquelle tu penses accomplir une mission très sérieuse. Tes progrès en français sont remarquables et tes parents, eux, n'en parlent pas un mot. Quand je les reçois c'est toi qui nous permet de nous comprendre, qui fais l'intermédiaire, et souvent c'est pareil dans la rue, à la boulangerie, à la sécurité sociale, tu prends place au milieu avec ta petite taille.
Tu as dix ans, les joues rondes et la peau hâlée. Tes pupilles fusain deviennent parfois vitreuses à cause de la fatigue et des maladies, mais ton regard n'est jamais rude. Tu esquisses un refus quand je te propose un matelas pour t'allonger mais la nausée qui ronge ton ventre t'oblige à accepter.
Chaque après-midi je vais chercher une horloge et t'amène hors de la classe. On s'assoit par terre dans le couloir et je t'apprends à lire l'heure. En vérité cet exercice scolaire n'est qu'un prétexte à notre échange humain. En même temps que tes petits doigts tournent les aiguilles, ton accent timide de Rom albanaise dépeint ton univers et j'en imagine les couleurs.
Papa
se lève à six heures et on ne sait pas trop ce qu'il va faire, seul dans
la ville éteinte (parfois il ne revient pas avant plusieurs jours).
Maman se lève plus tard, vers sept heures, le vent est toujours un peu
froid, même pour elle et son gros ventre (tu fronces les sourcils en
bombant le tien). Tu m'évoques l'alcool et les bagarres, les danses
autour du feu, les policiers méchants.
Lorsque je t'explique que pour
certains croyants il existe plusieurs dieux, tu rigoles et me dis «
Mais non mais non » avec l'air de m'apprendre quelque chose.
Tu
n'aimes pas l'ami de papa avec sa bouteille et son couteau. Ton petit
frère risque de mourir d'une grave maladie. A l'école beaucoup de
copines ne vivent pas dans la rue et tu n'aimes pas en parler, sur ton
visage je lis des émotions complexes qui peuvent ressembler à celles
qu'on range derrière le
mot « honte ».
On parle de se coucher sans
maman, à la nuit noire. Montre-moi sur l'horloge quelle heure il est à
la nuit noire. On dit que c'est mieux de se coucher avec elle.
Et
surtout, si on a le temps, on parle de grand-mère qui habite en Albanie,
de son grand terrain plein de caravanes, de balançoires et d'herbes
hautes. Est-ce qu'elle est gentille ? Oui très gentille. Et tu m'as dit
qu'elle avait un chien, est-ce qu'il est mignon ? Ah oui très mignon, on
peut lui caresser la tête, courir à côté. Tu aimerais avoir le chien
avec toi le soir, tu aimerais vivre chez ta grand-mère.
La
perspective de la fête de fin d'année t'émerveille : tous les enfants,
les parents, les professeurs réunis dans la cour autour de grandes
tables garnies de boissons et de nourriture. Tu me dis que pour
l'occasion ta mère prépare un gros gâteau albanais et que tu aimerais
que je sois là. Mais moi j'évite le plus possible les événements
collectifs, surtout dans le cadre professionnel, je ne peux pas vraiment
t'expliquer pourquoi. En début de soirée j'hésite longuement puis je
décide de ne pas venir ; je ne sais pas si ça t'a rendue triste.
Le dernier jour j'allume l'écran de l'ordinateur et je clique sur Google Street View : On va regarder l'Albanie tous les deux, on va essayer de trouver la maison de ta grand-mère. Tes yeux s'agrandissent mais tu restes muette. D'abord l'espace de l'Europe, les frontières, les pays aplatis. Tu ne crois pas la carte lorsque tu remarques que la France est plus grande que l'Albanie. Puis tu me lis le nom des villes, puis on part visiter la tienne. On marche dans les rues, tu n'en reviens pas, je sens que ça te perturbe profondément de voir ton territoire lointain sur cette machine de l'école. Tu reconnais des immeubles abîmés, des cours grises, tes paupières papillonnent et ta main déplace la souris lentement. Puis brusquement ton corps amorce un mouvement de recul et je vois pour la première fois tes yeux pleurer. J'essaie d'observer ma respiration pour ne pas que mon coeur se brise.
On s'en va d'Albanie ? S'il te plaît.
Je ferme vite la page.
Mimoza, tu es la petite fille la plus courageuse que je connaisse. C'est déjà incroyable de porter un prénom pareil, et il te va à ravir. Je me souviens de tes longs cheveux noirs, soyeux et sauvages, et du jour où tu les as coiffés d'un diadème.