Mimoza

Tu vis parfois près de la gare Perrache dans un monde souterrain et bétonné, parfois près du jardin des Chartreux dans un monde en altitude et arborescent, d'autres fois dans un vieil hôtel de Villeurbanne lorsque la trêve hivernale le permet.

Je crois que tu aimes venir à l'école. Il fait plus chaud que dans la tente et, si c'est possible, on te fait prendre une douche et manger des croissants avant de commencer les cours. Ensuite tu essaies de calculer avec Mathieu, de lire avec Nolwenn (je vois un petit halo de concentration t'entourer).

Toutes les filles de la classe touchent tes cheveux, te prennent la main, te chuchotent à l'oreille, et dans ces moments tu souris de manière un peu douloureuse. Je crois que tu reconnais l'enfance des autres élèves, la féminité complice des autres filles, mais tu ne peux pas baisser ta garde, dévier ton énergie, adoucir ton combat. Je sens chez toi une détermination qui me rassure et me terrifie. J'essaie à mon échelle confortable de m'en inspirer.

Il me semble que l'école est un lieu de repos pour toi mais surtout une étape de ton voyage à travers laquelle tu penses accomplir une mission très sérieuse. Tes progrès en français sont remarquables et tes parents, eux, n'en parlent pas un mot. Quand je les reçois c'est toi qui nous permet de nous comprendre, qui fais l'intermédiaire, et souvent c'est pareil dans la rue, à la boulangerie, à la sécurité sociale, tu prends place au milieu avec ta petite taille.

Tu as dix ans, les joues rondes et la peau hâlée. Tes pupilles fusain deviennent parfois vitreuses à cause de la fatigue et des maladies, mais ton regard n'est jamais rude. Tu esquisses un refus quand je te propose un matelas pour t'allonger mais la nausée qui ronge ton ventre t'oblige à accepter.

Chaque après-midi je vais chercher une horloge et t'amène hors de la classe. On s'assoit par terre dans le couloir et je t'apprends à lire l'heure. En vérité cet exercice scolaire n'est qu'un prétexte à notre échange humain. En même temps que tes petits doigts tournent les aiguilles, ton accent timide de Rom albanaise dépeint ton univers et j'en imagine les couleurs.

Papa se lève à six heures et on ne sait pas trop ce qu'il va faire, seul dans la ville éteinte (parfois il ne revient pas avant plusieurs jours). Maman se lève plus tard, vers sept heures, le vent est toujours un peu froid, même pour elle et son gros ventre (tu fronces les sourcils en bombant le tien). Tu m'évoques l'alcool et les bagarres, les danses autour du feu, les policiers méchants.
Lorsque je t'explique que pour certains croyants il existe plusieurs dieux, tu rigoles et me dis « Mais non mais non » avec l'air de m'apprendre quelque chose.
Tu n'aimes pas l'ami de papa avec sa bouteille et son couteau. Ton petit frère risque de mourir d'une grave maladie. A l'école beaucoup de copines ne vivent pas dans la rue et tu n'aimes pas en parler, sur ton visage je lis des émotions complexes qui peuvent ressembler à celles qu'on range derrière le
mot « honte ».
On parle de se coucher sans maman, à la nuit noire. Montre-moi sur l'horloge quelle heure il est à la nuit noire. On dit que c'est mieux de se coucher avec elle.
Et surtout, si on a le temps, on parle de grand-mère qui habite en Albanie, de son grand terrain plein de caravanes, de balançoires et d'herbes hautes. Est-ce qu'elle est gentille ? Oui très gentille. Et tu m'as dit qu'elle avait un chien, est-ce qu'il est mignon ? Ah oui très mignon, on peut lui caresser la tête, courir à côté. Tu aimerais avoir le chien avec toi le soir, tu aimerais vivre chez ta grand-mère.

La perspective de la fête de fin d'année t'émerveille : tous les enfants, les parents, les professeurs réunis dans la cour autour de grandes tables garnies de boissons et de nourriture. Tu me dis que pour l'occasion ta mère prépare un gros gâteau albanais et que tu aimerais que je sois là. Mais moi j'évite le plus possible les événements collectifs, surtout dans le cadre professionnel, je ne peux pas vraiment t'expliquer pourquoi. En début de soirée j'hésite longuement puis je décide de ne pas venir ; je ne sais pas si ça t'a rendue triste.

Le dernier jour j'allume l'écran de l'ordinateur et je clique sur Google Street View : On va regarder l'Albanie tous les deux, on va essayer de trouver la maison de ta grand-mère. Tes yeux s'agrandissent mais tu restes muette. D'abord l'espace de l'Europe, les frontières, les pays aplatis. Tu ne crois pas la carte lorsque tu remarques que la France est plus grande que l'Albanie. Puis tu me lis le nom des villes, puis on part visiter la tienne. On marche dans les rues, tu n'en reviens pas, je sens que ça te perturbe profondément de voir ton territoire lointain sur cette machine de l'école. Tu reconnais des immeubles abîmés, des cours grises, tes paupières papillonnent et ta main déplace la souris lentement. Puis brusquement ton corps amorce un mouvement de recul et je vois pour la première fois tes yeux pleurer. J'essaie d'observer ma respiration pour ne pas que mon coeur se brise.

On s'en va d'Albanie ? S'il te plaît.
Je ferme vite la page.

Mimoza, tu es la petite fille la plus courageuse que je connaisse. C'est déjà incroyable de porter un prénom pareil, et il te va à ravir. Je me souviens de tes longs cheveux noirs, soyeux et sauvages, et du jour où tu les as coiffés d'un diadème.

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