Vitre

Je mache la viande du midi en pensant à mon grand griffon vendéen qui repose sous la terre du jardin. J'imagine ses poils se mêler aux racines et à la glaise ; leur gris délavé me rappelle la couleur des cheveux de mémé (la fourrure résiduelle des morts). Dans le journal, un loup a encore dévoré un troupeau et un chasseur a encore tiré sur un promeneur.

Je n'ai jamais tué pour me nourrir et je n'ai jamais explosé de douleur à la mort de quelqu'un. Mieux vaut rester propre, feutré, maîtrisé. Mieux vaut cacher les grondements sous un drap de décence. Je ne me tache pas les mains avec la terre d'une tombe ou les organes d'une biche.

Mes repas et mes enterrements ressemblent à de froides séparations. Mes rituels tissent une parure sur l'échine des bêtes. Je ferme les yeux devant le gibier et je me tais à l'église. Je ne veux pas voir le sang ni entendre ma voix. J'efface leur âme puis tranche leur matière. Je déglutis ma honte puis crache mon costume. J'évite la violence comme on couvre un miroir. Après avoir consommé la chair des autres, je lave à grande eau mon émotion rouge. Je passe l'éponge sur la nappe, le plumeau sur le suaire.

Je vis le deuil à la manière d’un lien rompu entre deux espèces qui se côtoient pourtant. Mes proies lointaines et mes proches disparus retournent à une terre de laquelle je pense m’être envolé, alors je les regarde par transparence, comme la faune et la flore, derrière la vitre du temps ou du langage, sans comprendre que personne n'habite un autre monde, sans comprendre que tous les mondes s'entrecroisent.

Couronnes et guenilles, lombrics et démiurges, brumes et minerais : une seule et même sphère. Jamais un esprit n'a pu s'échapper d'une poitrine. Aucune vapeur ne monte au ciel quand un c?ur s’endort dans la boue. Les pensées sont agrafées aux espaces et les vigilances s’effleurent. Chacun peut trembler en cas de rencontre et choisir de traquer en silence, mais moi seul déguise ma dévoration et ma tristesse pour mieux régner en aveugle.

Alors je désire parfois une prière à l’image d’un torrent, une implication spectaculaire dans le cauchemar. Mais je ne sais toujours pas s'il est bon de se tacher les mains avec la terre d'une tombe ou les organes d'une biche. Je ne supporte pas non plus ce fantasme d'une sauvagerie perdue que la nudité de nos actes permettrait de retrouver. Je me méfie autant de ceux qui cachent leurs grondements sous un drap de décence que de ceux qui se sentent autorisés à crier.

Les cendres de mémé ont été jetées à quelques mètres seulement, dans la rivière en contrebas. Je comprends que le rapport au temps est différent lorsqu'on dispose d'un jardin riverain : on peut voir pousser les cèdres, inhumer son chien ou noyer sa famille. À travers la fenêtre, des faucons affaités tournoient autour d'une colonne de fumée qui s'élève entre les arbres. Puisque les morts ne me sont pas étrangers, j'aimerais parfois les toucher de mes mains, mais j'aurais peur de me faire piéger par ce que j'ai rendu invisible.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire