Limites
Les martinets
La gare de Livron (confluence des fantômes des familles)
J'adore cette gare. Elle est belle, non ? Les yeux de Lilou s'embuent pendant qu'elle regarde à travers la vitre du train les bâtiments fissurés et les fenêtres brisées. C'est une vieille gare grise au milieu de terres arides. Ici, le vent qui feule dans les fourrés est aussi sec que la corne des pieds ; son souffle froisse la flore et fait de chaque chose son instrument. Les humains qui attendent sur le quai deviennent flétris comme des parchemins, épineux et sifflants comme des dragons des sables.
David venait souvent m’y chercher. J'imagine Lilou attendre son père parmi les arbrisseaux de la garrigue, les joues roussies par le vent. J’imagine son père, échalas aux allures d’ange noir, faire la route jusqu’à cette gare avec une voiture de tôle chevrotante. Je l'imagine lui prendre la main et je m'imagine moi, caché derrière un entrepôt sans âge, un peu à l’écart pour les regarder.
Tu sais j'aime les minuscules gares de campagne, plantées depuis toujours au cœur de paysages déserts. La tête de Lilou est ballotée par le rythme des roues sur les rails. Lorsqu’elle évoque David, c’est toujours le même regard qui s’en va par la vitre du train, calmement égaré dans les jours d'avant. Je sais qu’elle pense à la musique qu'il jouait, à sa mère seule, à la petite fille du soleil, aux maladies adultes qui blessent l'enfant resté en nous. J'ai vu ce regard mille fois mais je ne sais toujours pas comment me comporter. Je serre timidement sa main, craignant de pénétrer un espace qui ne m'appartient pas, craignant que ma présence dérange une ombre.
J'aime leur drôle de mémoire. Soudain le soleil tombe et la petite gare devient un point scintillant sur une carte éteinte, un théâtre habillé de lanternes suspendues, un portail où s'emmêlent toutes les lignes de pas. Des silhouettes fuligineuses portent à leurs lèvres mauves de longues cigarettes avec cette sensualité arrogante, nonchalante et vulnérable que l'on acquiert en errant dans la nuit. Je comprends alors que nous sommes de véritables voyageurs et que les wagons glissent vers de nouveaux royaumes.
Je ne sais pas si la chaleur de ma main aide Lilou à surmonter le froid de cette main perdue qui tenait la sienne sur le quai de la gare de Livron. Je ne sais pas s'il existe une zone dans sa chair où son amour pour son père rencontre son amour pour moi. Mais je sais qu'au-delà des terres arides coule notre rivière dont le courant est inverse au trajet du train, notre rivière dans laquelle les cendres de ma grand-mère ont également été jetées, quelques kilomètres en amont. Alors j’ose serrer la main de Lilou un peu plus fort.
L'appartement
Notre appartement ressemble à une sphère.
Ses trois pièces disposées en arc de cercle s'ouvrent sur l'extérieur, s'avancent ainsi vers la rivière à la façon d'une parenthèse allongée, comme si nous étions sur un promontoire permettant de parler aux poissons.
Dans la cuisine, c'est une lumière franche et chaude, méridionale, qui baigne les basilics et la vaisselle.
On s'y sent en vie, en activité, travailleurs paisibles vêtus d'une vieillesse cousue par le café, le gaz et le savon.
Les
plantes sont légion : placées en haut des placards et dans les angles,
elles touchent le plafond, tombent sur le frigo et l'évier.
Qu'il est agréable d'ouvrir les yeux sur une forêt d'habitudes, d'écarter leurs lianes plutôt qu'un rideau de perles.
On y reste souvent pour comploter sous le soleil.
Dans
le salon, la plus grande pièce, c'est une lumière pleine d'équilibre,
de rondeur mais, à partir d'une certaine heure, il s'agit d'allumer une
pierre rouge à côté du miroir et de communier parmi les livres,
d'écouter le bruissement du soir ou de rêver aux arabesques sur les
tapis (le halo de la pierre rouge ressemble à l'haleine du corail).
Nous
y côtoyons un peuple de plantes et j'aime particulièrement le kokedama,
petite planète ovale en terre de ketoh tapissée de mousse et corsetée
par du fil de nylon sur laquelle s'élève une tige aux fleurs rose pâle.
Ses racines commencent à se sentir à l'étroit ; ce sera un crève-cœur de
le rempoter, mais c'est ainsi lorsqu'on fabrique la planète des autres.
Les
plantes les plus grandes penchent leurs feuilles vertes et grasses sur
la table basse et sur les mains qui boivent la tisane ou le vin (je
crois en leur bienveillance).
La chambre semble toujours traversée par un vent frais et une lumière bleue, irréelle, argentique.
Aucun rideau n'est suspendu à sa fenêtre mais j'en vois pourtant un qui ondule légèrement.
Une petite salle d'eau lui est contiguë (on y vient parfumer et peindre ses secrets).
La
fougère qui habite le toit de la garde-robe ressemble à une sorcière
échevelée. Ses pattes velues progressent à l'aveugle. Son envergure est
tendre. C'est un des seuls êtres dont l'expansion me paraît innocente.
En face de l'appartement, à quelques mètres, la rivière d'amande ou de givre s'écoule.
On
entend son courant tout le jour et toute la nuit, comme une bande
magnétique, comme une respiration, même lorsqu'il est doux et que nos
hublots sont fermés.
J'ai toujours connu cette rivière. Elle est
bordée par une zone limoneuse de vignes sauvages et d'espèces amphibies.
Ses eaux me disent lorsque la neige a fondu plus haut dans la vallée.
Lilou veut que je demande à la mairie d'élaguer quelques arbres afin qu'on la voie encore mieux.
J'imagine
parfois que la vague de lumière bleue submergeant notre chambre
provient de l'esprit de la rivière gelée, lequel s'envole en volutes et
pénètre les foyers chaque hiver.
Je n'ai jamais ressenti le besoin de voyager.
Grand Nord
L'autoroute
Après avoir retrouvé la vie dans sa petite chambre des urgences, mon père ne pense qu'à la solitude de son chien.
Mon père et son chien dorment d'un œil, collés l'un à l'autre sur un petit matelas.
Lorsqu'un fils entend les pleurs de son père au cœur mal irrigué « Je suis désolé, c'est juste mon chien... », il perçoit dans ce juste la pudeur des meutes et la honte des familles.