Limites

La douleur mystérieuse et mutante continue son expansion dans le ventre de Lilou. Qu'il est difficile d'être spectateur de la douleur de l'autre. Je me sens à la fois si proche et si lointain de son ventre miné, si étranger à son corps de femme, si familier de ses paupières fermées lorsqu'elle tente de regarder sa douleur droit dans les yeux. Puisque je ne peux rien faire alors que j'aimerais la sauver, puisque mes mains échouent à produire de la lumière, mon inquiétude devient orgueilleuse et coloniale. Je lui conseille d'adopter un régime méditerranéen, de faire du yoga, de la course à pied, je lui explique sans m'en rendre compte ce qu'elle sait déjà, je déborde sans le vouloir sur le territoire de sa douleur. Puisque ma maladresse n'a, précisément, plus de limites, Lilou s'en va pleurer dans le lit. Je m'isole devant mon ordinateur et me mets à naviguer désespérement entre les remèdes, à puiser avec mes mains liées dans un cosmos d'hypothèses, de croyances et d'espoirs. Tandis que je pense à la magie d'une potion au curcuma, à celle d'une compresse imbibée d'huile de ricin, aux baies de gattilier, à l'écorce de frêne épineux et au sel de l'Himalaya, l'invasion de l'Ukraine apparaît sur l'écran au milieu de mes recherches. Alors je déporte mon inquiétude, alors ma fuite vertueuse devient une grande nomade, alors mon inquiétude s'aplanit et s'étire, se réfugie dans l'abstraction des cartes, se déplace dans un monde objectif qui, par définition, n'est celui de personne, dans cette douleur qui, par excellence, n'est pas la mienne. Après avoir passé trente minutes devant les lignes de l'Europe, les dessins des pays, les noms des villes, les flèches qui disent les mouvements des armées, je reprends conscience de la nécessité de prendre soin de ce que l'on peut toucher. J'ouvre doucement la porte de la chambre ; Lilou s'est endormie. Lorsque je ferme les yeux et pose mon oreille sur son ventre, j'entends un système, j'entends les rouages d'une machine, la musique d'un chantier, les sirènes d'un port ou le souffle d'une gare, le bourdonnement d'une ruche ou l'orage qui gronde. J'entends les eaux diluviennes dévaler le métal brillant d'une usine. Je m'endors à mon tour avec sous les paupières des barbelés, des terrains vagues, des immeubles gris, des ciels rougeoyants, des tubes gigantesques qui transportent le gaz partout sous la terre. Je m'endors dans la géopolitique du corps qui partage mes nuits puis me réveille avec la conviction que le sujet n'est jamais celui de mon impuissance.

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