Lorsque
papou s'écorche l'orteil sur la dalle en bois de la piscine, le sang
coule avec l'abondance et la fluidité des rivières, car papou prend des
anticoagulants. Je regarde les rubans rouges s'effranger dans
l'eau bleue, l'orteil mat de papou qui saigne sur la dalle en bois, et
je me souviens que le chat s'est blessé hier à la patte sur le grillage
près du portail. Le chat offert récemment par ma tante produit une
petite distorsion dans le paysage des rituels en raturant de ses griffes
le dessin du jardin que l’on croyait achevé. Le chat apporte un peu de
compagnie, un peu de tendresse et d’étonnement, un peu de lien charnel
au crépuscule. Papou s'occupe bien du chat, ce qui le fait devenir
parent. Manou, qui n'a jamais cessé d'être mère, s'occupe du chat comme
elle s'est toujours occupée de tout, de ses enfants, des enfants des
autres, de son mari. Les jambes de papou cèdent, ses bras pendent, ses
muscles fondent, mais il lui reste encore assez de force pour entamer de
nouveaux cycles ; il a honte de retomber dans l’enfance qu’il n’a
jamais complètement quittée, alors veiller sur un animal le fait devenir
parent et l'inquiète plus que de raison quand le chat, avec toute son
indépendance, ne revient pas dans la maison le soir. Lorsque papou
s'écorche l'orteil sur la dalle en bois de la piscine, manou commence à
se lever, mais je la devance. En allant chercher un pansement pour
soigner le corps de papou, je pense à la modeste salade de pâtes que
j'ai préparée la veille au soir, à l'odeur du pesto de roquette, des
olives, des câpres et de l'ail, à l'eau de la mozzarella dans l'évier et
surtout à la pulpe rouge des tomates. Je pense à cette petite cuisine
que je connais depuis mon enfance et à l'intérieur de laquelle je
n'avais jamais pu explorer le secret des placards, distinguer les
cliquetis des différents ustensiles, participer à la vie fonctionnelle,
mousseuse, aromatique et crépitante, puisque manou nourrit la Terre
entière depuis des temps immémoriaux, puisque les hommes ne cuisinent
pas au sein de cette maison. Je pense au dos anguleux de manou, entouré
par un cercle de souvenirs et de chuchotements, qui fume une cigarette
sur la terrasse lorsque je prépare à manger. Je pense que je ne
cuisinerai jamais aussi bien qu’elle, puisque c'est son domaine, sa vie
savante et sa vie volée, son temple qu'elle me regarde profaner avec un
demi-sourire, puisque l'on m'a toujours octroyé la liberté des espaces
extérieurs, la jouissance sans devoir, le vacarme des grands gestes pour
soi au lieu du silence de la minutie pour les autres. Alors, au moment
de soigner papou, d'appliquer le pansement sur la petite fontaine de son
orteil ancien, je sens le regard de manou et mes mains se mettent
légèrement à trembler, je sens cette lente géographie de la honte d'être
enfant et me rends compte que papou, lui aussi, tremble depuis de
longues années. Le temps se ralentit tandis que je me penche pour
appliquer le pansement sur la plaie rouge de papou, alors je me rappelle
de ses mains qui tremblent en servant le rosé, alors je me rappelle de
papa qui tremble lorsqu'il signe un document, alors je me rappelle de
papou qui cesse de trembler après quelques verres, alors je me rappelle
de papa qui cache les bouteilles de mémé sous son lit, alors je me
rappelle de moi qui bois pour ne pas que mes mains tremblent en public,
alors je me rappelle de la généalogie de la honte et de l'alcool chez
les hommes tremblants de ma famille. Alors je pense à la place de
Camille qui vient de maman qui vient de manou, à cette lignée des femmes
de ma famille qui n’ont pas toujours désiré soigner les enfants de
leurs mains, alors je pense à maman qui applique à la place de Lilou la
crème pour l'eczéma sur mon dos, alors je pense à maman qui demande un
massage à Lilou pour créer un lien avec le corps de la compagne de son
fils. Alors je me souviens que j'ai posé hier soir une main sur le dos
de papou et que cela faisait bien longtemps que je ne l'avais pas
touché, alors je me souviens que j'ai aperçu au milieu de la nuit
l'ombre de papou parler tendrement au chat blessé et poser une paume
guérisseuse dans sa fourrure. Alors je regarde la chaux blanche du
pigeonnier envahie par la vigne vierge de la maison se découper dans le
ciel, alors je me dis qu'il doit bien être possible d'entamer de
nouveaux cycles dans le paysage immortel de ce jardin, alors mon
grand-père regarde son tremblement à travers le mien lorsque j'applique
le pansement sur la plaie de son orteil ridé, alors manou me regarde la
délester du corps de papou, du corps de la maison, d’un bref instant de
soin à la tombée du soir, alors je pense à quel point il est difficile
de léguer ses blessures, alors j'exsude mille légendes sanguines à
partir de cette encre, alors je me rends compte que coulisse entre nos
corps un fil invisible.