Pas trop fort

L'espace nous écoute et nous mémorise. Les racines, les nuages, la terre rousse, les maisons hantées, les colonies de fourmis, le mystère métallique des usines. Tout nous écoute, on n'y peut rien, c'est comme ça. Il faut vivre au milieu de ce monde immensément attentif. 
 
Tous les êtres vivent dans une veille permanente, se déplacent à grandes foulées, rampent ou dévalent. L'espace n'est pas véritablement distinct d'eux et ils ne sont pas véritablement distincts les uns des autres. Ils partagent des formes et des rites de corps comme la prédation ou la gestation, mais aussi des formes et des rites de pensée comme les souvenirs et les rêves. Parfois on ne rêve que lorsqu'on est déplacé, et parfois on ne rencontre les autres qu'en rêve. 
 
L'espace n'est ni sublime, ni bienveillant, ni défini. L'espace n'est ni une peinture, ni une amitié, ni une carte. Ceux qui l’habitent ne le contemplent pas, ne le remercient pas, ne l'étudient pas ; ils se contentent de le parcourir, de s'y rencontrer. L'espace est un lieu parce qu’il est parcouru sans relâche.
 
Puisque l'espace dort d'un œil et que les conflits sont partout, il faut toujours rester sur le qui-vive : savoir entendre l'espace qui nous écoute. C’est cette possibilité du déplacement qui nous informe et nous déforme. C’est cet entrelacement de trajectoires sentinelles qui sature l'espace jusqu'à le socialiser. C'est cette étrangeté de la rencontre (ce risque du conflit) qui parfois fait trembler l'air ; lorsqu'une brèche s'ouvre, les espèces s'engouffrent et se déchirent amoureusement. 
 
L'expérience de soi est un monde clos qui s'étire au sein de l'espace absolu du monde. L'espace est un corps sans frontières que nos corps fragmentent et rapiècent. Le chant des oiseaux délimite un territoire sonore. L'abdomen de l'araignée produit des filaments d'univers. Mon propre langage sécrète une zone. Voilà pourquoi tout est politique et voilà pourquoi l'harmonie n'existe pas. 
 
S'il ne circule pas une vibration dans le maillage de toutes les choses, alors expliquez-moi pourquoi mon appartement devient soudain perdu dans la nuit du monde, pourquoi les rares voitures qui passent sur la route me rappellent le sommeil de l'enfance, pourquoi j'ai soudain conscience de chaque corps, y compris le corps mécanique des voitures, leurs phares dans la nuit solitaire, y compris mon corps d'enfant qui balance contre la vitre froide de la voiture familiale. S'il n'existe aucune onde faisant frémir la toile de la planète sur laquelle j'écris avec prudence, alors expliquez-moi pourquoi j'entends clairement la rivière passer comme une bande magnétique, comme le fond diffus et concret de la nuit, pourquoi je visualise clairement la montagne après la rivière, son corps dressé dans la nuit grise, alors expliquez-moi pourquoi je croise soudain mon reflet dans le miroir en face du lit, éclairé faiblement par la lumière de l'ordinateur qui fait ressortir mon corps comme celui d'un mort dans la chambre. S'il n'existe pas de mémoire sournoise qui s'étire dans les plis de l'espace commun, alors expliquez-moi pourquoi je deviens soudain un intrus dans la grande nuit, pourquoi je ressens soudain un frisson parcourir tout mon corps et soudain un bruit : la porte de la chambre vibre, la porte du salon claque, un vent passe dans l'appartement. Peu importe que les fenêtres soient fermées, que le corps de l'immeuble soit fermé, peu importe : rien n'est jamais fermé. Le corps de la rivière, le corps de la montagne, le corps des voitures, le corps de mon appartement, le corps du passé parcourent mon immense corps dans un frisson lorsque le vent s'engouffre dans la chambre alors que tout est fermé. 
 
Mon corps soupire sous tes mains et il ne faut réveiller personne, surtout pas, tout le monde dort d'un œil, nous n'avons pas le droit de rompre ce faux sommeil, ce faux silence, nous devons respecter rigoureusement la multitude en présence, le contact infini, et parfois je n'en peux plus de ce voisinage, du fait que tout lieu ait déjà été foulé, du fait que tout lieu soit déjà traversé, peuplé, ancien, rêvé, du fait que je sois l'hôte et l'invité du monde entier. 
 
Au milieu de la nuit, il ne faut pas réveiller les draps étendus sous la brise, les fantômes des aïeuls, les montagnes secrètes, les voies de chemin de fer, les troupeaux de moutons. Au milieu de la nuit, il faut parler doucement et parler juste si l'on ne veut pas que la mémoire de l'espace nous enregistre et que nos voisins nous assiègent dans la journée à venir. Au milieu de la nuit, il faut se raconter les rêves à l'oreille, surtout si on a rêvé de solitude inquiète ou de rencontres en forêt. Alors, quand il y a de l'orage dans ton ventre, quand j'ai ton ventre dans la tête et que je pense au ventre de la ville qui nous entoure, quand tu me dis qu'il faut tout éteindre pour jouir du noir, quand tu jouis et que tu me racontes ton rêve peuplé de vieilles voix, je te dis pas trop fort, pas trop fort.