Je sais


La maison tout entière a été dépiautée. Je décide de passer une dernière nuit au creux de ses os. Je fais grincer le portail rouillé, marche dans les graviers, dépasse les cèdres jumeaux, gravis les marches du perron et tourne la poignée. J'ouvre et ferme ce cosmos depuis ma naissance. Je sais que la maison est vieille (j'ignore son âge). Je sais que je l'ai abandonnée et que nous ne nous retrouverons pas. Je sais que sa mémoire dépasse et dérange ma mémoire. Je sais que les mauvaises herbes s'étendent, que la cime du sapin est secouée par le vent. Je sais que la table blanche repose sous le cerisier, que la tonnelle est pourrie par des années de pluie. Je sais que mes parents tentent de s'aimer près du puits — avant le bruit mat et le remous de l'eau sombre, lorsqu'un enfant se penche après avoir jeté un caillou, il faut attendre un peu, il faut le temps de la chute. Les couleuvres zigzaguent en silence sous les feuilles qui couvrent la mare au début de l'automne. Les filets de fourmis s'engouffrent dans les cicatrices du perron. Le jonc de mer s'effiloche autour de la baignoire berçant encore nos solitudes. Les machines à laver tournent et ronronnent dans la cave profonde et terreuse. Le lustre à pampilles éclaire toujours le carrelage en damier du couloir. Je sais que la maison permet d'abréger ou d'étirer le temps. Je sais que ce grand coffre de souvenirs aurait pu nous protéger de douleurs futures. Je sais que la maison est froide et maman frileuse. Je sais que la maison est immense et que maman mesure un mètre soixante. Je sais que maman était jalouse de mémé parce que je voulais me marier avec elle. Je sais que mémé a vécu dans la salle à manger (je ne m'en souviens pas). Je sais que papa a parfois pensé que maman l'avait tuée (je n'ai jamais communié dans cette rancune). Je sais que le portrait de maman à dix-sept ans trône contre la cheminée du salon (je n'ai jamais reconnu son visage). Je sais que notre premier chien réside sous la terre du jardin (je n'ai jamais trouvé l'endroit précis). Je sais que les plumes des attrape-rêves ondoient dans la chambre de Camille (je n'ai jamais cru à leur pouvoir). Je sais que Nathan tombait souvent la tête la première sur le carrelage du couloir (j'ignore pourquoi). Je sais qu'un voile noir est passé devant les yeux de mon ami Téo alors qu'il s'endormait dans le salon (je ne mesure pas son ivresse). Je sais qu'au même moment Camille a rêvé de notre famille dans une ferme près de San Francisco (je me refuse à parler de hasard). Je sais qu'une forme brumeuse m'a étranglé sauvagement dans mon lit le lendemain (je ne consulterai ni médecin ni chaman). Je sais que j'ai perdu cet endroit dans lequel je suis né et dans lequel mes parents se sont haïs. Puisque je sais l'heure à laquelle les ombres tombent et empoignent les meubles mais que leur langue demeure inconnue, je descends les escaliers en évitant soigneusement les zones qui craquent, colle mon front à la fenêtre de la cuisine et regarde la nuit droit dans les yeux. Dehors, un vent discret chuchote son histoire et la neige, lente, impériale, s'écoule sans bruit. Alors j'épingle mes paupières, souffle sur mon reflet et me transforme en fantôme, le fantôme d'une vieille femme qui habite la cave, et je vole au ras du sol, à toute vitesse, je rampe frénétiquement, habillé de ce visage, je parcours les pièces en faisant claquer les portes derrière moi, en faisant tomber des objets lourds et précieux, en brisant les ampoules afin d'effrayer mon père, ma mère, ma sœur, mon frère, toute ma famille ; je détruis l'univers du jardin, tranche les mauvaises herbes et la cime du sapin, renverse la table et déracine le cerisier, secoue la tonnelle et pousse l'enfant dans le puits.


Croyance

C'est le soir, je ferme les yeux trente secondes et fais semblant que toute une nuit est passée, je contracte le temps sous mes paupières et déclare à Lilou qu'on est déjà le matin, alors j'ouvre grand mes bras, j'arque le bas de mon dos, je tends ma poitrine vers l'extérieur du lit, j'étire mon personnage et vais, comme chaque matin, préparer le petit déjeuner dans la cuisine, région de fumée et de mélange, d'herbes et de gestes, d’outils et d’odeurs, où les robots côtoient les céréales et les fruits ; alors je mime le matin, la musique du matin, deviens le chef de chœur endormi de la chorale de la cuisine : tintement de la casserole qui percute ses congénères malgré mes précautions lorsque je la sors du placard, peuple de bulles qui remontent grâce à la couronne de flammes bleues fouettant le métal, gargouillis de l'eau qui frémit, froufrou du filtre à café, ronflement de la machine quand son œil devient rouge, respiration lumineuse du frigo quand ses lèvres se décollent, rencontre pudique des planètes ovales après que la cuillère les a fait plonger doucement sous la surface, tout ça avec un pouvoir de seigneur somnolent qui fait crépiter le matin, qui fait parvenir le matin à Lilou, tandis qu'elle parcourt encore sous ses paupières le silence textile de la chambre — c’est précisément cet animisme de la maison dont je me sers pour l'amour et qui me permet de sentir une rondeur dans mon ventre, plus vieille que la logique, antérieure à la sexualité.