Les martinets

Ce matin, papa et moi partons marcher très loin, très loin le long de la rivière, empruntons un sentier que seules les bêtes et ma famille connaissent. La forêt dense borde la crue. Le bois séché dessine des visages. Les castors côtoient les feux des gitans. Les ronces et les racines trempent dans les marécages. Tandis que les semelles pénètrent la glaise noire, il faut se courber et repousser les branches qui nous griffent les joues. Il faut porter le masque qui permet de passer en secret sous les arches. Il faut accepter de pratiquer une forme d'errance qui est aussi une forme d'inquiétude. Il faut vouloir appartenir au culte de l'été, s'enivrer d'une croyance sanguine. Alors le sentier bifurque vers la droite et disparaît. Excités et anxieux, nous entendons la cascade derrière le cœur des arbres. Nous découvrons un vaste berceau de pierre blanche entouré par les falaises et traversé par la rivière qui gronde. Je connais ces gorges sans nom depuis que je suis enfant. Cela fait de nombreuses années que personne ne s'aventure ici. Papa me raconte que des touristes en kayaks se sont fait lapider et dépouiller par des adolescents aux regards brisés. Nous parvenons à vaincre le courant pour atteindre un petit ilot qui siège seul au milieu des flots, berceau ceint dans la démesure du monde. On s'allonge sur les galets, je laisse mes paupières brûler en écoutant le courant et au loin le sifflet d'un train perdu, fantôme de rouille et de métal que j'imagine chuter dans le lit de la rivière. On rit à n'en plus finir entre les flancs des montagnes. On se baigne ensemble mais on ne se touche pas. La bière et le vin sont bus. Un amour gêné nous empoigne et un goût de cendre durcit nos lèvres. Mes pensées dévalent, les sons m'emplissent et la chaleur me frappe. Lorsque j'ouvre les yeux, je remarque que des centaines de martinets volent autour de nous. Je n'en ai jamais vu autant. Ces oiseaux migrent durant dix mois entiers sans se poser une seule fois, ne touchent la terre que par accident. Pourtant leurs ailes en forme de faucilles fendent l'air, tourbillonnent à la manière d'un grand ballet, rasent la rivière comme s'ils l'attaquaient, rasent nos corps comme si nous faisions partie de la rivière. Lorsque l'un d'eux percute la tête de papa, je demeure silencieux. Nous restons allongés et muets face à la menace, conscients depuis le début d'avoir transgressé par notre parcours ce que nous ne pouvons franchir par la voix. À la tombée du soir, tandis que les arbres tremblent sur les berges qui scintillent, papa évoque en pleurant les bouteilles de mémé. Ce n'est pas un vent paisible qui souffle sur ma peau.

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