Grand Nord

La maladie tisse sa toile dans le ventre de Lilou et chasse son désir de danser. Je ne peux que lui sourire, infuser du tilleul et caresser son front. Nos rituels amoureux allument de faibles lumières. Le froid de décembre envahit la sensualité des plantes. Lilou continue tous les jours de soigner des corps étrangers tandis que la douleur assiège le sien. La sage-femme semble avoir abandonné le ventre de ma compagne comme on rebrousse chemin devant un champ de mines, comme on détourne la tête devant un terrain vague. Alors, pendant que Lilou souffre de guérir des inconnus qui ne la guériront jamais, d'aspirer dans son corps souffrant les souffrances de corps qu'elle n'aime pas, j'enfile ma chapka, deux pulls, ma doudoune, mes chaussures trouées, et je marche sous la neige jusqu'au quartier bourgeois où se situe le fameux cabinet. J'entends rire la sage-femme à travers la porte qui nous sépare. Je patiente quarante minutes mais elle demeure cachée ; l'heure du couvre-feu arrive et Lilou terminera bientôt sa journée. En sortant de la salle d'attente banale et ouatée dans laquelle j'étais assis avec ma colère insatisfaite, je prends bien soin de laisser tomber des flocons partout puis parcours de nouveau quatre kilomètres sous les étoiles blanches qui ne cessent de glisser avec lenteur sur le rideau de la nuit. Quand j'aperçois Lilou au milieu du pont embrumé, balayé par les bourrasques et les faisceaux des phares, je me demande : comment parvient-elle à masser des heures durant des corps deux fois plus gros qu'elle avec une épée dans le ventre ? Elle s'avance vers moi, munie de son mètre cinquante-cinq et de multiples couches de vêtements ; emmitouflés comme des trappeurs et recouverts par plusieurs centimètres de neige, on ressemble à de petits êtres du Grand Nord. Si quelqu'un venait à nous pousser, certainement qu'on se mettrait à rouler tellement nous sommes ronds. Une fois parvenus chez nous, la couette remplace nos manteaux et la bouillotte réchauffe nos pieds. Je pose une main sur le ventre de Lilou et me mets à rêver de ses yeux en amande surplombant le masque léopard et dissimulés sous l'immense capuche en fourrure. Je me mets à rêver de chasses sylvestres et de feux orphelins, de territoires perdus et gelés que nous ne connaissons pas, de peuples éleveurs de rennes que nous ne verrons jamais, du Kamtchatka et du Cap Dejnev, sur les falaises duquel s'écrasent les vagues scélérates, les vents et les mythes. Le lendemain matin, Lilou quitte une nouvelle fois l'appartement au côté de sa douleur pour affronter le monde du travail et de l'hiver. Le soir, quand elle rentrera, je lui aurai préparé un grand bain de lait infusé à la rose, avec des pétales séchés et du sel d'Espom, et nous nous déshabillerons au milieu des bougies.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire