Janis Joplin

Je me souviens de son univers comme si j'étais le personnage d'une de ses histoires. En les lisant, j'effleure la marque laissée en elle par les déménagements successifs, les nuits musiciennes et les disputes en bord de mer.

Petite fille, elle s'était retrouvée seule au fond des bois, à la merci de la pluie battante, et avait dû rejoindre avant la nuit le chemin de terre longeant la voie ferrée. Elle m'a raconté à plusieurs reprises cette scène, les yeux chaque fois secoués d'une étrange lumière. Derrière l'insouciance festive de ses parents, alors que les années soixante battaient leur plein, se camouflait une enfance douloureusement nomade et abandonnée au coeur de la forêt.

Elle se dépeignait comme une écolière garçon manqué tout le temps amoureuse. Elle s'écorchait sans cesse les genoux sur le goudron de la cour. Elle s'entichait invariablement des derniers de classe et il m'a semblé qu'à l'âge adulte perdurait en elle une forme d'attirance maternelle et aventurière pour les hommes qui ne cochaient pas les cases.

Ses récits évoquaient des pères soûls et beaux comme des diables, des jeunes filles accouchant seules au milieu du désert, des violences dans le bazar d'une maison, des gamins qui courent au milieu de champs pelés, des envies de chambre au bout du monde.

Elle aimait les grands bruns ténébreux, les échalas aux yeux corbeau, ceux tout droit sortis d'un livre de Faulkner ou d'un film de Dumont que l'on croise frappés de sécheresse sur une bande d'arrêt d'urgence. Elle aimait son mari et elle détestait entendre sa voix commenter les informations de la radio au réveil. Elle aimait la solitude le matin, le bruit des oiseaux, le jardin de bambous à travers la véranda. Elle aurait voulu pouvoir continuer de fumer, pour le geste, la contenance, le charisme d'une reine sauvage. On aurait pu planter des poignards dans son turban et accompagner son sourire d'un vent des steppes. Elle m'a confié plusieurs fois en riant qu'elle ressemblait à Janis Joplin étant jeune.

Je me souviens des feux gigantesques dans les champs, autour desquels on dansait. Je comprenais dans ces moments combien la bohème de son clan était faite d'éruptions, de rancoeurs et de silences. Lors des grandes fêtes nocturnes, aux abords de la maison de ses parents, déjà elle ne dansait plus ; elle restait dans son hamac royal et on venait la voir, lui parler, la divertir, butiner entre les nôtres ses paumes et sa lumière.

Son recueil est paru quelques semaines avant son départ. Je me suis souvenu qu'elle veillait sa mère en buvant du café et du rosé. Je me suis souvenu de son goût semblable au mien pour les maisons et les forêts. Je me suis souvenu qu'elle disait avoir besoin comme moi de faire se rencontrer entre elles les personnes qu'elle aimait. Je me suis souvenu qu'elle souhaitait comme moi que tout le monde rencontre sa famille.

Les derniers temps les médicaments la rendaient terriblement vaporeuse et gaie. La chimiothérapie et la morphine la transportaient dans un monde de béatitude qui nous faisait pleurer quand il la faisait rire. Elle continuait parfois de dessiner ses femmes fumeuses maigres et mauves, évanescentes et cernées.

Il était dix heures du matin un jour d'octobre lorsque j'ai appris qu'elle était partie. La baie vitrée de ma maison en banlieue nord accueillait la pluie claire et les rayons du soleil. Je suis allé finir mon café et ma cigarette dehors. En me levant j'ai eu conscience de tous mes gestes, ils se sont décomposés.


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