Papa semble vivre dans un grand rêve. Il rencontre maman dans un club parisien en tant qu’entraîneur de l’équipe féminine. Elle remarque les filles autour de lui et jalouse France Gall dont il est amoureux. À cette époque, je ne saurais dire si papa sait prendre soin de maman, s'il comprend son intelligence et ses désirs, ou s’il s’intéresse seulement au volley, si elle appartient en vérité au grand rêve qu'il parcourt sans être vraiment là, les pieds dans l’écume.
Je ne connais presque rien
de l'enfance de papa. Je parviens seulement à voler quelques-uns de ses
souvenirs au bord de la rivière après qu'il a un peu trop bu. J'imagine
les bouteilles de mémé qu'il cache sous son lit et le grenier dans
lequel il se réfugie pour éviter un grand-père dont j'ignore le nom. Une
fois adulte, la main gauche de papa tremble encore au moment d'écrire.
Je crois qu'il aurait voulu faire des études pour se sentir légitime à
penser, à discuter. Je crois que son corps de volleyeur lui permet
d'exister en dehors du langage, de la famille et de l'école.
Papa se souvient de manière vaporeuse et n’écoute pas toujours lorsqu’on lui parle. Il se souvient de certains événements mais pas du tout de ses états d'âme. À l'entendre, on dirait qu'il commence à développer une vie intérieure seulement lorsque ses enfants naissent.
Il nous
apprend à jouer au volley lorsque Camille et moi sommes petits. Il nous
lance la balle — cette belle balle jaune et bleue, légère et ferme,
duveteuse comme une pêche. Il m'apprend les gestes et je suis plutôt
adroit. Je ressens beaucoup de plaisir à renvoyer ses attaques des
heures durant : la balle qui monte en arc de cercle, le bruit parfait de
sa paume qui claque en l'air, mes genoux qui tombent dans la peinture
de l'herbe, mes avant-bras rougis par le choc. Plus tard, lorsque
j'échoue à déployer mon véritable niveau lors des compétitions,
j’entends la colère se débattre à l'intérieur de papa. On dirait qu'il
souffre sur le terrain à ma place. Une autre part de lui me dit d’aimer
les perdants. À quinze ans, j’abandonne définitivement le milieu du
sport, et personne ne me retient.
Papa continue le volley mais sa frustration grandit peu à peu. Dans le petit gymnase de notre petite ville de campagne, il trouve ses partenaires trop mauvais pour lui, trop peu investis à l'égard de ses souvenirs. Il apprend surtout la frustration de lui-même, la menace terrible et profonde de ne plus être aussi fort qu'avant. Il ne peut plus jouer des heures et des heures, boire toute la nuit puis jouer à nouveau le lendemain, parcouru par cette sorte de sève magique et infinie, tombée du ciel jusque dans les veines. La passion de papa pour le volley lui fait découvrir la vieillesse, éteint son mythe de résistance. Il se rompt le tendon d'Achille. On lui diagnostique un peu de diabète. Son corps ne lui correspond plus, alors il déserte les gymnases.
Papa ressemble
parfois à un corps sans conscience en errance électrique, parfois à un
corps songeur au milieu de la brume. Je sais qu'il peut multiplier les
mouvements ou plonger au fond de lui avec le même regard lointain. Je
connais toutes les formes de son agitation, toutes les nuances de son
absence au monde, et n'envisage pas de remède. Je sais qu'il m'a
transmis des mains tremblantes et un besoin anxieux de sentir mes
muscles.
Lorsque nous sommes allés courir deux fois ensemble l'année dernière, sur la corniche de Marseille, baignés dans la lumière du Sud, je ne me suis pas retenu de progresser loin devant lui, je n'ai pas attendu sa mémoire. Depuis quelques semaines il court vingt kilomètres tous les matins, tellement plein de pensées qu'il ne peut les retenir, animé par une sorte d'obsession du temps.
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