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Le témoin protégé répète le serment : je déclare solennellement que je dirai la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je le vois et il ne me voit pas ; je l'entends et il ne m'entend pas. Je regarde son visage sur l'écran de mon ordinateur, mais ne distingue que la forme de sa djellaba. En fait, son visage n'est pas son visage. J'écoute dans mon casque sa voix brouillée, stridente et digitale. En fait, sa voix n'est pas sa voix.

Par le biais d'un serpent de cuivre qui sommeille sous les mers, le récit violent d'un étranger migre jusqu'à mon appartement. Situé à des milliers de kilomètres et modifié par le dispositif de sécurité de l'administration judiciaire, cet humain ressemble à un spectre de pixels, à un cyborg ou à un mutant que je découvre au travers d'une machine, laquelle me rapproche et me sépare de lui. En fait, cet humain n'est pas un humain.

Il est tout à fait impossible de rencontrer un être de ce type — un être d'aucune catégorie, en attente de qualification, là sans être là, dont la peau de lumière grésille. Pourtant, j'ai la charge d'écrire les moindres nuances de l'histoire qu'il est en train de raconter. Je ne peux donc pas connaître le timbre de sa voix, la forme de son menton et la couleur de sa pupille, mais je suis plongé au cœur de sa parole que je retrace puis enregistre dans l'arborescence infinie des dossiers.

C'est un berger originaire d'un village perdu au fin fond des montagnes du Soudan. Je ne maîtrise pas l'arabe, mais dispose sur un logiciel de plusieurs canaux qui me permettent d'entendre les interprètes en anglais, en français ou en allemand. En fait, sa langue n'est pas sa langue. Sur un autre logiciel, je note chaque terme employé, ainsi que tous les balbutiements, jusqu'aux hésitations les plus anodines.

À l'automne de ses 17 ans, les cavaliers de la milice menée par Ali Yûsuf arrivent par l'ouest, brûlent son village, violent les femmes, fouettent ses voisins et exécutent ses amis. Mais en est-il bien certain ? L'avocat de la Défense demande des détails infimes sur des faits qui remontent à près de vingt ans. En fait, sa mémoire n'est pas sa mémoire. Il parvient à fuir aux côtés de sa grand-mère aveugle, mais elle meurt durant la nuit d'un AVC, alors que tous deux se réfugient dans le creux d'une vallée.

Le témoin doit prendre une pause et sortir du prétoire, car il sanglote. La greffière conduit poliment hors de l'écran cet amas de cristaux liquides en train de pleurer son ancêtre. Il est difficile de transcrire le sanglot d'un robot ou d'une image. Il ne s'agit pas d'une douleur sèche dont je peux mesurer l'authenticité et l'épaisseur, mais d'une cavité dans laquelle s'engouffre mon imaginaire et qu'il faudra border par des figures afin de ne pas tomber moi-même dedans. En fait, sa douleur n'est pas sa douleur.

Lorsque j’entends le double virtuel d’un être de chair évoquer la perte de sa famille, je ne sais plus quoi penser des frontières et de la lente invention de la compassion. Même la plus grave des réalités peut devenir une esthétique vertueuse. Ma station de contrôle permet de filtrer les âmes et une ombre poursuit sans cesse ma sincérité. Quelle douleur très proche suis-je en train de remplacer ? Comment écouter et écrire une douleur lointaine sans rêver cette douleur lointaine ? Comment faire apparaître les subjectivités perdues ? Je ne peux m'empêcher de fabriquer des mythes à partir des mots d'un autre. Parfois, j'échoue à rester à distance et suis transporté dans l'exotisme d'une sonorité, dans l'intensité d'une tragédie, dans la poésie d'un paysage, sur l'échine d'un pays inconnu, à l'intérieur d'une souffrance que je ne ressens pas.

Derrière les lignes formées par les lettres sur l'écran, je vois d'abord les lignes des routes et des fleuves couchées sur un planisphère, puis je sens la chaleur de la tasse de thé contre les veines des mains de la grand-mère ; puis j'entends le bruit du galop comme une marée qui monte dans sa poitrine ; puis j'entends les détonations et les cris ; puis je les vois tous les deux tracer une ligne de fuite en portant les souvenirs qu'ils peuvent, courir jusqu'au sommet de la montagne qui domine le village, se cacher dans les herbes hautes de l'automne, observer en contrebas la panique des bovins, les flammes gigantesques et les longues colonnes de fumée anthracite ; puis je vois les fusils et les montures, l'écusson brodé sur la selle du grand cheval blanc d'Ali Yûsuf, Colonel des colonels, et les nuques découvertes des habitants agenouillés ; puis je descends dans la vallée, saute par-dessus les cours d'eau, glisse sur les pierres moussues et camoufle le cadavre de la grand-mère sous un tapis de feuilles — il précise ne pas lui fermer les paupières.

Je comprends désormais le lien entre l'image animée et la matière morte, entre le métal des machines et le voile des fantômes. Rien n'est pire que peindre malgré soi l'estampe d'une douleur lointaine. Rien n’est pire que convertir en données le deuil d’une terre réduite en cendres. Je suis assis à mon bureau, entouré de plantes et de livres ; dehors, les peupliers noirs défendent la rivière et, en arrière-plan, la montagne Roche Colombe est ceinturée par les nuages. Certains soirs, à la fin d'une journée passée dans mon salon à transformer les corps en symboles, mes yeux me piquent et je me regarde dans le miroir : mon propre visage devient un lieu d'enquête.

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