Montélimar

Quelques mois avant ma naissance, lorsque la voiture franchit Montélimar, ma mère pleure. C'est mon père qui me l'a raconté. Si ma mère pleure lorsque la Nissan Serena franchit Montélimar, c'est parce qu'elle quitte le Sud, les cristaux gris de l'étang de Berre, les pins agités par le mistral, les panisses et les marais de la Palun, l'odeur de la murène et l'accent de manou, tout un réseau de souvenirs froissés par le sel.

Peut-être était-ce aussi, au-delà du chez-soi perdu, le fait d'avoir senti sa chair étirée par un autre, le fait d'avoir été transportée par mon père bon gré mal gré, lui qui vit parfois dans un grand rêve déposant un voile sur ses propres trajectoires (un voile brodé dans la matière aveuglante ou liquide de son enfance, laquelle semble lui brûler les yeux ou lui couler des mains).

Lorsque la Nissan Serena franchit Montélimar, je ne pense pas que l'air a brusquement changé, car il n'existe aucune frontière dans l'air ; les frontières se franchissent en nous, et après tout c'est un peu son corps que l'on quitte, que l'on prolonge indéfiniment. Ce jour-là, Gaspard se trouvait également dans la voiture, orphelin du monde urbain recueilli par mon père qui ne souhaitait pas d'enfant : arraché à la capitale et rameuté au sein de la campagne drômoise dans le coffre de la Nissan Serena, voilà que ce chiot sans domicile des rues grouillantes devient un grand griffon des jardins, des coteaux et des prairies, transformé lui aussi par une transhumance hasardeuse.

Aujourd'hui, je sens mon père davantage proche du Sud que de Paris, sa ville natale — je ne sais pas s'il a épousé le Sud dont il a séparé ma mère. Aujourd'hui, mes parents ne semblent plus vouloir quitter la Drôme ; c'est chez nous désormais. Aujourd'hui, et personne n'y peut rien, nous sommes faits dans le bois des cèdres de la maison centenaire, dans la pierre de la tour médiévale, avec les pavés des ruelles et l'eau claire des lavoirs, les noms pittoresques des bourgades perchées et la terre rousse des ramières, les crêpes au citron de mémé et le brame majestueux du cerf, les réserves de chasse et les attaques de loups, les alevins et la vase.

Ainsi vont les choses : les enfants chutent au creux de la paume des cartes, se perdent au bord du vide sous une chaleur vive et sans vent, errent jusqu’à l’étourdissement sur la beauté effrayante d’une fin de parcelle continentale, sur l’échine d’une fin de monde moulée dans les roches escarpées et les verticalités rudes, les à-pics et les angles aigus, et distinguent en contrebas à la fois la promesse et la menace du plat de la mer, la fraîcheur sans bornes d’un naufrage dans l’objectivité. Les grands doigts calcareux apparaissent alors pour ce qu’ils sont : des bordures aux allures de signal dont la démesure tranchante et sévère alerte les humains avides de symboles — c’est ici la limite. Et la splendeur et la lumière et la fièvre vous disent à quel point vous appartenez à cette terre et à quel point vous ne lui appartenez pas ; tous les tableaux de grandeur deviennent des tracés bien réels qui capturent l’idée même de l’expérience, de l’intensité, du sacré, pour rejeter votre carcasse dans le pendant bleu de cet univers de craie, dans cette mer furieusement indifférente, moralement vide, qui restera pour toujours dénuée de signification. Personne ne peut résister aux spectres des calanques, aux forces invisibles des seuils des rivages qui embrument les grottes littorales à demi submergées. Ainsi les enfants s'élancent depuis une ligne de crête et tombent dans des bassins versants qui dilatent leurs récits jusqu’à ce qu’émergent sur une grève lointaine des mutants encore trempés de souvenirs saumâtres. Les corps d'origine, s'ils existent, ne sont jamais retrouvés. Et là ces reliques s'ébrouent et fertilisent de nouveaux reliefs ; comme d'habitude les embruns ensemencent les nuages ; une fois encore la pluie raconte à la glaise ses histoires de vapeur. Les enfants chutent au creux de la paume des cartes et le vertige vient en vieillissant.

Je ne sais pas ce que ma mère doit au Sud et je ne sais pas ce que je dois à ma mère. Dans l'espace de son ventre que je n'habiterai plus jamais, peut-être étais-je déjà altéré par un voyage, raviné par une angoisse de perte qui ne m'appartient pas. On n'érotise jamais que les lieux, en particulier ceux qu'on a déjà confondus, et j'espère un jour trouver ce maillon manquant du monde des lignes qui permet d'attacher l'espace à soi, la matière à la forme. Ainsi vont les choses : un exode fait son oeuvre dans chaque berceau.

Comprenez comment les territoires façonnent l'imaginaire et le corps des familles, comment les familles façonnent les territoires et comment les corps et les territoires se mélangent. Comprenez que la mémoire des anciennes maisons inonde toutes les zones neutres et que certaines espèces endémiques peuvent profiter de cette crue pour vous attaquer. Comprenez que mes contours se troublent, que ma peau devient calcaire et mes yeux corail lorsque je franchis Montélimar en sens inverse. Comprenez que la rivière coulait juste en dessous de notre jardin, que notre jardin était une forêt verdoyante et épaisse traversée par un étroit chemin de pierre, que les couleuvres nous entendaient lorsque nous poussions le portail attaqué par les hautes herbes, que nous dégringolions parfois avec Gaspard jusque sur la rive, que les ronces griffaient nos jambes, que les lianes fumées rougissaient nos yeux, que l'écume et les ricochets forgeaient nos bras, que l'argile blanchissait nos mains, que l'orange des feux peignait la nuit et que maman, explicitement froide, secrètement tendre, jetait à corps perdu son immense Méditerranée dans le courant de l'eau douce.

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